p.1Le AI Lab des années 1970 était un endroit unique à tout point de vue. Réunissant les meilleurs
chercheurs autour de projets d’avant-garde, le laboratoire était, dans le domaine des sciences de l’information, une institution mondialement reconnue. La culture hacker qui y régnait et sa politique
d’anarchie allaient conférer au lieu l’aura d’éternel rebelle. Ce n’est que plus tard, quand les scientifiques et les superstars du logiciel eurent quitté l’endroit, que les hackers prirent
pleinement conscience du caractère unique et éphémère de l’endroit où ils avaient vécu.
p.2« C’était un peu le jardin d’Éden », raconte Stallman en 1998 dans un article de
Forbes décrivant ce qu’était le laboratoire et son éthique de partage logiciel. « L’idée
de ne pas coopérer ne nous avait jamais effleurés. »
p.3Si la description du laboratoire comme d’un lieu mythique peut sembler exagérée, elle souligne que
le neuvième étage du 545 Tech Square était, pour beaucoup, plus qu’un lieu de travail. Pour les hackers comme Stallman, c’était un chez-soi.
p.4Le terme de « chez-soi » est bien pesé dans le lexique de Stallman. Dans un reproche à
peine voilé à ses parents, il se refuse encore à nommer comme tel tout autre domicile qu’il aurait occupé avant celui de Currier House, le dortoir de Harvard où il vécut pendant ses études. Sa façon
de décrire son départ de l’endroit, en termes tragi-comiques, est d’ailleurs révélatrice.
p.5Retraçant le cours de ses années là-bas, Stallman raconte que son seul regret est d’en avoir été
chassé. Ce n’est qu’en lui demandant ce qui avait précipité ce départ, que je réalisai que j’étais tombé dans un de ses pièges typiques : « À Harvard, ils ont une politique étrange :
ceux qui réussissent trop d’examens sont invités à quitter les lieux. »
p.6N’ayant aucune intention de retourner à New York, Stallman suivit le chemin tracé par Greenblatt, Gosper, Sussman et bien d’autres avant lui. S’inscrivant au MIT en
tant qu’étudiant diplômé, il loua une chambre dans un appartement près de Cambridge mais finit par considérer rapidement le AI Lab comme son véritable domicile.
p.7Lors d’un discours en 1986, Stallman évoquait ses souvenirs de l’époque : « J’ai peut-être
habité au laboratoire plus que d’autres, parce que tous les un ou deux ans, pour une raison ou une autre, je me retrouvais sans appartement, et je passais donc quelques mois à y vivre. J’ai toujours
trouvé l’endroit très confortable, agréable et frais durant l’été. Il n’était pas inhabituel d’y voir des gens s’endormir, épuisés par leur propre enthousiasme. Vous restez éveillé aussi longtemps
que possible à programmer, parce que vous n’avez pas envie de vous arrêter. Et lorsque vous êtes complètement lessivé, vous rampez jusqu’à la plus proche surface molle horizontale. C’était très
décontracté. »
p.8L’atmosphère accueillante du laboratoire pouvait cependant soulever la réprobation. Ce que certains
voyaient comme un dortoir, d’autres le considéraient comme une fumerie d’opium électronique. Dans son livre de 1976, Computer Power and Human Reason, le
chercheur Joseph Weizenbaum fait une critique cinglante du computer bum, ou informaticien-clochard, terme qu’il
utilise pour désigner les hackers peuplant les salles d’informatique comme celle du AI Lab : « Les vêtements défraîchis, les joues mal rasées, les cheveux sales et hirsutes montrent à quel
point ils sont oublieux de leur corps et du monde dans lequel ils évoluent. [Les informaticiens-clochards] n’existent, du moins pour ceux engagés à ce point, que pour et par
l’ordinateur. »
p.9Un quart de siècle après cette publication, Stallman s’agace encore de cette description. Il en
parle au présent, comme si Weizenbaum lui-même était dans la pièce. « Il veut condamner les gens à n’être que ‘professionnels’, à ne travailler que pour une rémunération et à fuir leur travail
au plus vite pour l’oublier aussitôt, dit-il. Ce qu’il voit comme un état normal des choses, je le vois comme une tragédie. »
p.10Pour Stallman, la vie de hacker eut pourtant son lot de tragédies. Son évolution du statut de
programmeur du dimanche à celui de résident permanent du AI Lab s’accompagna d’une série d’infortunes que seule l’euphorie de la programmation pouvait soulager, à commencer par ce qu’il voit comme un
événement malheureux, l’obtention de son diplôme de Harvard.
p.11Déterminé malgré cela à poursuivre ses études de physique, il s’inscrivit en second cycle au
MIT, choix tout naturel. Non seulement cela lui fournissait l’opportunité de suivre les pas d’étudiants renommés de l’école tels que William Shockley
(1936), Richard P. Feynman (1939), et Murray Gell-Mann (1951), mais cela le rapprochait aussi – de trois
kilomètres – du AI Lab et de son nouvel ordinateur, le PDP-10. « Je m’orientais de façon certaine vers la programmation, mais tout en me disant que, peut-être, j’arriverais à faire les
deux », confie-t-il.
p.12Travaillant dur les matières scientifiques du second cycle universitaire la journée, et
programmant le soir dans les confins monastiques du AI Lab, Stallman essayait de maintenir le parfait équilibre. Ce jeu de bascule n’était mis entre parenthèses que lors de sa séance hebdomadaire
avec le Folk-Dance Club, seule sortie lui garantissant un minimum d’interaction sociale avec le sexe opposé.
p.13C’est à la fin de cette première année au MIT que le désastre se produisit : une blessure
au genou le contraignit à cesser la danse. Stallman n’y vit d’abord qu’un problème temporaire : il continua à se rendre au Club pour parler avec ses amis, tout en écoutant la musique qu’il
appréciait. Mais à la fin de l’été, la rentrée approchant, il commença à s’inquiéter. « L’état de mon genou ne s’améliorait pas, se souvient-il, ce qui voulait dire qu’il y avait un fort risque
que je ne puisse plus jamais danser. J’en avais le cœur brisé. »
p.14Sans dortoir ni danse, l’univers social de Stallman venait d’imploser. Danser était pour lui le
seul moment où il pouvait s’attendre à un certain succès avec la gent féminine. Ne plus pouvoir danser, déjà pénible en soi, pouvait signifier la fin des sorties avec le sexe opposé.
p.15« J’avais l’impression que toute énergie m’avait quitté, se souvient Stallman. Je n’avais
plus de force pour rien, hormis les choses qui présentaient un attrait immédiat. L’énergie de faire autre chose était annihilée. J’étais totalement désespéré. »
✻✻✻
p.16Stallman concentra alors toute son énergie dans son travail au AI Lab, se mettant plus encore en
retrait du monde. En octobre 1975, il abandonna ses études au MIT et ses études de physique, pour ne plus jamais y revenir. La programmation, autrefois un passe-temps, était devenue sa
vocation.
p.17Rétrospectivement, Stallman juge inévitable cette transition d’étudiant à hacker. Tôt ou tard,
croit-il, l’appel des sirènes de la programmation aurait été plus puissant que ses autres intérêts professionnels. « En physique et en mathématiques, je ne trouvais pas de moyen d’apporter ma
contribution, dit-il au souvenir des efforts précédant sa blessure au genou. J’aurais été fier d’apporter ma pierre à l’un ou l’autre de ces domaines, mais je ne voyais pas comment. Je ne savais par
où commencer. En programmation au contraire, je voyais immédiatement comment écrire des programmes qui fonctionneraient et seraient utiles. C’était grisant et cela m’amenait à toujours vouloir en
faire plus. »
p.18Stallman n’était pas le seul à assimiler programmation et plaisir. Bien des hackers du AI Lab
exhibaient fièrement des cursus universitaires incomplets. La plupart venait poursuivre des études de mathématiques ou de génie électronique et finissaient par troquer carrière universitaire et
ambition professionnelle pour l’exaltation pure et simple qui accompagnait la résolution de problèmes jusque là inédits. Comme Saint Thomas d’Aquin,
scolastique réputé pour avoir travaillé si longuement à son traité théologique qu’il en avait des visions spirituelles, les hackers parvenaient à des états transcendants à force de concentration
mentale et d’épuisement physique. Bien que Stallman évitât les drogues, comme la majorité des hackers, il appréciait la sensation d’euphorie récompensant une session de programmation de vingt
heures.
p.19Au-delà de ces sensations physiques, c’est encore le sentiment de l’accomplissement personnel
qui était le plus appréciable, surtout en programmation, l’élément naturel de Stallman. Une enfance passée à étudier le soir l’avait habitué à travailler de longues heures sans dormir. Socialement
inadapté depuis l’âge de dix ans, il avait peu de difficulté à œuvrer seul. De plus, le mathématicien naturellement doué pour la logique, clairvoyant sur les enchaînements de causes et de
conséquences, savait dépasser les écueils de conception qui laissaient la majorité des autres hackers tourner en rond.
p.20« Il était particulier », se souvient Gerald
Sussman, chercheur au AI lab et, depuis 1985, membre du bureau de la FSF. Le décrivant comme « un penseur clair et un concepteur clair », Sussman invita Stallman à le rejoindre sur deux
projets de recherche au AI Lab en 1973 et 1975, projets visant à créer des programmes d’intelligence artificielle capables d’analyser des circuits à la manière d’un ingénieur humain. Il fallait pour
cela une maîtrise experte de Lisp, langage de programmation construit spécifiquement pour de telles applications, ainsi que la compréhension (fournie par Sussman) de la
façon dont un être humain aborderait la même tâche. Le projet de 1975 fut novateur : il créa la technique dite du « recul non chronologique » ou « conservation de la
cohérence », consistant à poser des hypothèses, à rechercher les éventuelles contradictions qui en découlent et, le cas échéant, à reconsidérer les hypothèses de départ.
✻✻✻
p.21Lorsqu’il ne planchait pas sur ces travaux officiels, Stallman consacrait son temps à des
projets plus personnels. Voyant comme tout hacker l’intérêt d’améliorer l’infrastructure logicielle du laboratoire, Stallman investit des efforts particuliers dans Teco, l’éditeur de texte du
laboratoire.
p.22Le travail de Stallman sur Teco dans les années 1970 est intimement
lié à l’histoire de son leadership futur au sein du mouvement du logiciel libre. C’est également un stade important de l’histoire de l’informatique, au point qu’en retracer un bref résumé
s’impose.
p.23Durant les années 1950-1960, alors que les ordinateurs faisaient leur première apparition dans
les universités, la programmation informatique était une chose incroyablement abstraite. Pour communiquer avec la machine, les programmeurs créaient une série de cartes perforées, dont chacune
représentait une commande logicielle unique. Ils passaient ensuite ces cartes à un administrateur du système central, qui les insérait une à une dans la machine, attendant qu’en ressorte une nouvelle
série, que les programmeurs déchiffraient alors comme données de sortie.
p.24Cette procédure, appelée « traitement par lots » (batch processing) était lourde et très longue. Elle offrait aussi un terrain pour les abus de pouvoir. L’une des raisons de l’aversion spontanée des hackers pour la
centralisation était d’ailleurs le pouvoir détenu par les premiers opérateurs système, qui décidaient quels lots seraient exécutés en priorité.
p.25En 1962, les informaticiens et hackers participant au projet MAC, un précurseur du AI Lab, prirent des mesures pour alléger cette frustration. Le partage de temps (time-sharing),
originellement appelé « vol de temps » (time stealing), donnait la possibilité à de multiples programmes de profiter des capacités opératoires de la
machine. Les interfaces télétypes rendaient possible la communication avec un ordinateur, non pas grâce à une série de cartes perforées, mais avec du texte. Un programmeur tapait les commandes et
lisait ligne par ligne le résultat généré par la machine.
p.26À la fin des années 1960, la conception des interfaces connut d’autres progrès. Lors d’une
célèbre conférence en 1968, Doug Engelbart, un scientifique du Stanford Research Institute, dévoila un prototype d’interface graphique moderne. Branchant à
l’ordinateur un téléviseur, ainsi qu’un dispositif de pointage qu’il appelait une « souris », le scientifique créa un système encore plus interactif que celui, à temps partagé, développé au
MIT. En utilisant l’affichage vidéo comme une imprimante très rapide, le procédé d’Engelbart permettait à l’utilisateur de déplacer le curseur à l’écran et de voir sa position mise à jour par
l’ordinateur en temps réel. Il était à présent possible de placer du texte n’importe où à l’écran.
p.27De telles innovations mettraient deux décennies supplémentaires avant de se retrouver sur le
marché. Sous peu, au cours des années 1970, les écrans vidéo allaient remplacer les télétypes comme terminaux d’affichage, créant ainsi la possibilité d’une édition en plein écran (par opposition au
ligne par ligne).
p.28L’un des premiers programmes à profiter de l’édition plein écran se trouvait au AI Lab, et était
baptisé Teco, acronyme de Text Editor and Corrector
pour « éditeur et correcteur de texte ». Le programme résultait d’une mise à niveau, réalisée par des hackers, du vieil éditeur télétype de la machine PDP-6. S’il
représentait une amélioration substantielle par rapport aux vieux éditeurs de texte, Teco présentait encore des inconvénients. Pour créer et éditer un document, un programmeur devait entrer une série
de commandes spécifiant chaque édition. Le processus était abstrait. Contrairement aux traitements de texte modernes, qui mettent à jour le texte à chaque frappe sur le clavier, Teco demandait à
l’utilisateur d’entrer une grande série d’instructions d’édition, suivie d’une séquence de fin de commande, simplement pour changer le texte. Avec le temps, un hacker devenait suffisamment habile
pour procéder à d’importantes modifications en une seule et élégante chaîne de commandes. Mais comme Stallman le soulignerait plus tard, la procédure nécessitait « une faculté mentale
équivalente à celle requise pour jouer aux échecs les yeux bandés. »
p.29Teco n’était pas le seul éditeur en mode plein écran existant dans le monde de l’informatique à
cette époque. Pendant une visite au laboratoire d’intelligence artificielle de Stanford (le Stanford Artificial Intelligence Lab) en 1976, Stallman découvrit un programme d’édition appelé E. Le logiciel contenait une fonction interne donnant la possibilité à son utilisateur de mettre à jour l’affichage à chaque frappe d’une commande. Dans le jargon informatique des
années 1970, E était l’un des premiers logiciels rudimentaires d’édition wysiwyg. Contraction de What You See Is What You Get (« vous voyez ce que vous
obtenez »), wysiwyg signifiait que l’usager pouvait manipuler le fichier en naviguant dans le texte à l’écran, contrairement à ce qui se passait avec un logiciel d’édition en
arrière-plan.
p.30Impressionné par cette trouvaille, Stallman chercha une manière similaire d’améliorer Teco à son
retour au MIT. Il trouva une fonction dénommée Control-R, écrite par Carl Mikkelson et nommée d’après la combinaison
de touches qui la déclenchait. Le bidouillage de Mikkelson fit passer Teco de son mode d’exécution abstrait à un mode plus intuitif de touche par touche. Il avait comme défauts de n’utiliser que cinq
lignes à l’écran, et d’être trop peu efficace pour une utilisation réelle.
p.31Stallman réimplémenta cette fonction pour exploiter l’écran en entier et de manière efficace. Il
étendit ensuite cette fonction d’une manière subtile mais fondamentale, en associant des chaînes de commandes Teco (ou « macro ») à des combinaisons de touches. Les utilisateurs avancés de Teco,
qui savaient sauvegarder leurs macros sous forme de fichier, pouvaient ainsi appeler leurs macros très facilement.
p.32Alors qu’auparavant les utilisateurs tapaient une série de commandes qui s’évaporaient aussitôt,
le hack de Stallman donnait la possibilité de sauvegarder les macros dans un fichier, pour les solliciter à nouveau, à volonté. Le résultat éleva Teco au rang d’éditeur wysiwyg. « C’était là la
réelle avancée », relate Guy Steele, hacker au AI Lab durant cette période.
p.33De ce que s’en rappelle lui-même Stallman, ce hack déclencha une explosion d’autres innovations.
« Chacun y allait de sa propre collection de commandes personnelles d’édition, à raison d’une pour chaque chose qu’il aimait faire habituellement. Les gens se les passaient, les amélioraient,
les rendant plus puissantes et plus génériques. Ces séries de commandes redéfinies devinrent elles-mêmes peu à peu des utilitaires du système à part entière. »
p.34Tant de gens trouvèrent cette innovation utile et l’incorporèrent à leurs propres programmes
Teco que l’éditeur lui-même devint secondaire à la macro-mania qu’il avait lancée. « Nous commencions à le considérer mentalement comme langage de programmation plutôt qu’éditeur de texte,
raconte Stallman. Les utilisateurs prenaient un grand plaisir à bidouiller eux-mêmes le logiciel et à s’échanger de nouvelles idées.
p.35Deux ans après cette explosion, le rythme des innovations se mit à avoir des effets secondaires
indésirables. S’il avait certes validé, de façon excitante, le mode de fonctionnement collaboratif des hackers, le nombre excessif de fonction avait fini par conduire à des incompatibilités.
p.36 « Nous nous trouvions face à une Tour de Babel, raconte Guy Steele. Voilà qui menaçait de tuer l’esprit qui l’avait fait naître. » Les hackers avaient en effet conçu l’ITS pour faciliter le
partage de leurs connaissances et améliorer le travail de chacun. Cela signifiait pouvoir s’asseoir au bureau d’un autre programmeur, ouvrir un de ses projets et faire des commentaires et des
modifications directement dans le programme. Parfois, la manière la plus simple de montrer à quelqu’un comment programmer ou déboguer était simplement de s’asseoir au terminal et de le faire à sa
place », explique Steele.
p.37Dès sa deuxième année d’existence, la possibilité d’étendre Teco par macro mettait à mal cette
souplesse. Dans leur envie d’utiliser à fond les nouvelles fonctionnalités du mode plein écran, les hackers avaient tellement transformé leurs versions respectives de Teco, qu’il était devenu
impossible d’utiliser le terminal d’un autre sans passer la première heure à chercher ce que faisait telle ou telle macro.
p.38Frustré, Steele prit sur lui de régler le problème. Il se pencha sur les quatre packages de
macros existantes pour en déduire un diagramme des commandes les plus utiles. Alors qu’il commençait à l’implémenter, l’attention de Stallman fut attirée.
p.39« Il a commencé à regarder par-dessus mon épaule et m’a demandé ce que je faisais »,
se souvient-il. Pour ce hacker discret, qui échangeait rarement avec Stallman, le souvenir reste vif. Au AI Lab, il arrivait souvent qu’un hacker regarde par-dessus l’épaule d’un autre pendant qu’il
travaillait. Mais Stallman était responsable de la maintenance de Teco au sein du laboratoire.
p.40Il jugea le travail de Steele « intéressant » et se mit rapidement à l’ouvrage pour
l’achever. « J’aime dire que j’ai implémenté le premier 0,001% de la mise en œuvre et que Stallman a fait le reste », dit Steele en riant.
✻✻✻
p.41Le projet fut rebaptisé Emacs avec la bénédiction de Stallman. Acronyme de editing macros (« éditer des macros »), il exprimait le cap
évolutionniste qui avait été franchi deux ans plus tôt, lors de l’explosion du nombre de macros personnelles. Il venait aussi remplir un trou alphabétique dans le lexique de la programmation. Notant
dans l’ITS l’absence de nom de programme commençant par la lettre « E », Stallman choisit Emacs, pour pouvoir y faire référence grâce à une seule lettre. Là
encore une marque du goût démesuré des hackers pour l’efficience.
p.42Bien sûr, tous n’allaient pas d’emblée passer à Emacs. Les utilisateurs étaient libres de
continuer à employer leurs propres éditeurs, basés sur Teco. La plupart décida pourtant de faire le saut, notamment parce qu’Emacs permettait d’ajouter ou de supprimer des
fonctions sans toucher au reste.
p.43« D’un côté, nous tentions de recréer un ensemble uniforme de commandes. De l’autre, nous
voulions le garder entièrement ouvert, afin que les possibilités de programmation restent le plus vastes possible », se souvient Steele.
✻✻✻
p.44Stallman se trouvait désormais confronté à un autre problème : si les utilisateurs
opéraient de nouveaux changements sans les communiquer au reste de la communauté, l’effet Tour de Babel sévirait de plus belle. S’en remettant à la doctrine hacker du partage de l’innovation, il
incorpora un message dans le code source, définissant des conditions d’utilisation : les utilisateurs étaient libres de modifier et de redistribuer le code, à la condition de reverser en retour
à la communauté les extensions qu’ils écrivaient. Stallman disaient de ceux qui adoptaient ce système qu'ils « rejoignaient la commune Emacs ». Tout comme Teco était devenu plus qu’un simple éditeur
de texte, Emacs était devenu plus qu’un simple logiciel.
p.45Pour Stallman, il s’agissait d’un contrat social. En 1981, dans une première note du projet, il
décrivait ainsi les termes du contrat : « Emacs, écrit-il, a été distribué sur la base du partage communautaire, ce qui signifie que toute amélioration doit m’être retournée afin d’être
incorporée et redistribuée. »
p.46À l’origine, Emacs ne fonctionnait que sur le PDP-10, mais rapidement les utilisateurs des
autres machines voulurent eux aussi en faire leur éditeur. Le rythme des innovations se maintint durant toute la décennie, amenant une foule de programmes à la
Emacs, mais dotés de différents degrés d’interopérabilité. Ils n’étaient pas soumis aux règles de la commune Emacs car leur code en était séparé. Certains évoquaient leur relation avec l’Emacs
original de Stallman au moyen d’appellations récursives humoristiques : Sine (Sine Is Not Emacs), Eine (Eine is not
Emacs) et Zwei (Zwei Was Eine Initially). Cependant, pour mériter d’être qualifié de véritable Emacs, un éditeur se devait de fournir à l’utilisateur les
mêmes possibilités de programmation que l’Emacs original. À défaut, même avec des raccourcis clavier similaires, il n’était considéré que comme un « ersatz d’Emacs » — tel était le cas de Mince
(Mince is Not Complete Emacs).
p.47Alors que Stallman développait Emacs au AI Lab, un autre événement était en passe de semer la
confusion dans la communauté hacker. En 1979, Brian Reid décida en effet d’implémenter des « bombes à retardement » (time bomb) dans Scribe, permettant à l’entreprise Unilogic de limiter l’utilisation gratuite du logiciel. Un sombre présage pour Stallman.
« Il considérait ça comme la chose la plus ‘nazie’ qu’il ait jamais vue au cours de sa vie », se rappelle Reid.
p.48Bien que devenu aujourd’hui une grande figure de l’Internet, en tant que co-créateur de la
hiérarchie Usenet alt, Reid assure qu’il porte encore le fardeau de cette décision de 1979, tout au moins aux yeux de Stallman. « Selon lui tous les
logiciels devaient être libres et la simple volonté de faire payer un programme constituait un crime contre l’humanité. »
p.49Quoique impuissant à influer sur le marchandage entrepris par Reid, Stallman était en mesure de contrer les autres formes de comportement qu’il jugeait contraires à l’éthique. En tant que principal mainteneur du code source
d’Emacs, il mit son pouvoir au service de ses desseins politiques. Dans les derniers temps du conflit l’opposant aux administrateurs du laboratoire d’informatique, au
sujet des mots de passe, il entreprit une « grève » du logiciel. Stallman refusa
d’envoyer la dernière version d’Emacs aux membres tant qu’ils ne rejetaient pas le système de sécurité présent sur les ordinateurs. Il s’agissait davantage d’agitation politique que d’une sanction,
car dans les faits rien n’empêchait les administrateurs d’installer ledit système. Malgré tout, le geste de Stallman donnait corps à une réprobation.
p.50« Beaucoup de gens étaient en colère contre moi, disant que je tentais de les prendre en
otage ou de les faire chanter. Ce que je faisais dans un sens, dira plus tard Stallman à l’auteur Steven Levy. Je m’étais violemment engagé contre eux car je
pensais qu’ils s’étaient violemment engagés contre tout un chacun en général. »
✻✻✻
p.51Avec le temps, Emacs devint littéralement un argument de vente de l’éthique hacker. Non
seulement la flexibilité insufflée par Stallman, au cœur même du logiciel, encourageait la collaboration, mais elle l’exigeait. Les usagers qui ne suivaient pas les derniers développements d’Emacs,
ou qui ne renvoyaient pas leurs contributions à Stallman, couraient le risque de manquer les derniers aboutissements – et ils étaient nombreux. Vingt ans plus tard, les utilisateurs avaient modifié
GNU Emacs (une seconde implémentation commencée en 1984) pour tant d’usages différents (tableur, calculateur, base de donnée et navigateur web) que ses derniers développeurs adoptèrent l’image d’un
lavabo plein à ras bord pour représenter son inépuisable polyvalence. « C’est l’idée que nous voulions faire passer, dit Stallman, la quantité de trucs qu’il
contient est à la fois merveilleuse et monstrueuse. »
p.52Les contemporains de Stallman au AI Lab se montrent plus charitables. Hal Abelson, un étudiant du MIT qui travailla avec Sussman durant les années 1970 et assista plus tard Stallman au bureau de la FSF, décrit Emacs comme « une création absolument géniale ». En donnant aux programmeurs la possibilité d’ajouter de nouvelles bibliothèques et fonctions logicielles sans endommager
le programme, déclare Abelson, Stallman à ouvert la voie à de futurs projets de collaboration à grande échelle. « Sa structure était si robuste que des gens du monde entier pouvaient y
collaborer ou y contribuer sans concertation préalable, dit Abelson. Je ne sais pas si cela avait jamais été réalisé auparavant. ».
p.53Guy Steele est tout aussi admiratif. Actuellement
chercheur pour Sun Microsystems, il se souvient surtout de Stallman comme « [d’]un programmeur génial qui possède le talent de générer du code
relativement dénué de bogues ». Bien que dotés de personnalités assez différentes, tous deux collaborèrent assez longtemps pour que Steele se fasse une idée du style de code très pointilleux que
produisait Stallman. Il se souvient à ce titre d’un épisode marquant, à la fin des années 1970. Les deux programmeurs faisaient équipe pour rédiger la fonction pretty
print (« belle impression ») de l’éditeur. À l’origine conçue par Steele, cette nouvelle propriété de frappe reformatait le code source d’Emacs de façon
à ce qu’il soit plus lisible et moins volumineux, tout en mettant en évidence les qualités wysiwyg du programme. Une fonction suffisamment stratégique pour susciter un vif intérêt chez Stallman. Il
fallut peu de temps pour que Steele annonçât que tous deux en préparaient une version améliorée.
p.54« Nous nous sommes assis un matin, se rappelle Steele. J’étais au clavier et lui à mes
côtés. Il était tout à fait d’accord pour me laisser taper, mais il me disait quoi. »
p.55La session de programmation dura dix heures. Pendant tout ce temps, Steele raconte que ni lui ni
Stallman ne firent de pause ou n’échangèrent un mot. À la fin de la séance, ils avaient réussi à réduire le code source de la fonction de pretty print à un peu
moins de cent lignes. « Mes doigts étaient tout le temps sur le clavier, se remémore Steele. C’était comme si nos deux pensées s’écoulaient vers l’écran. Il me disait ce que je devais taper et
je le tapais. »
p.56Steele ne se rendit compte de la durée de la session qu’en quittant le AI Lab. À l’extérieur, il
fut surpris de trouver l’obscurité de la nuit. En tant que programmeur, il était habitué aux sessions marathon mais celle-ci avait été différente. Travailler avec Stallman l’avait contraint à
refouler tous les stimuli externes et à focaliser la totalité de son énergie intellectuelle sur leur tâche.
p.57Avec le recul, il dit avoir trouvé la force mentale de Stallman aussi exaltante que
terrifiante : « J’ai pensé, juste après coup, que ça avait été une grande expérience, très intense… mais que je ne voulais plus jamais
revivre. »