Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée
Chapitre
13
Le combat vers la liberté
2009-12-17 / 2010-01-18


Pour Richard Stallman, le temps ne soigne peut-être pas toutes les blessures, mais il se révèle être un allié précieux.
Quatre ans après La cathédrale et le bazar, le père du logiciel libre s’irrite encore de la critique de Raymond. Il grogne aussi face à l’élévation de Linus Torvalds au rang de hacker le plus célèbre. À ce propos, il se souvient d’un tee-shirt populaire apparu pour la première fois aux conventions Linux aux alentours de 1999. Parodie de l’affiche originale de Star Wars, le vêtement montre Torvalds brandissant un sabre laser à la façon de Luke Skywalker, alors que la tête de Stallman se trouve au sommet de R2D2. Ce tee-shirt lui tape toujours sur les nerfs, non seulement parce qu’il le représente comme un sous-fifre de Torvalds, mais aussi parce qu’il élève ce dernier au rang de leader dans la communauté du logiciel libre, un rôle que l’intéressé lui-même refuse d’endosser. « C’est ironique, commente Stallman désabusé. Porter le sabre est exactement ce que Torvalds refuse de faire. Il concentre l’attention de tous en tant que symbole du mouvement, et puis il refuse de se battre. À quoi bon, alors ? »
Mais en contrepartie, c’est le refus du Finlandais de « porter le sabre » qui a permis à Stallman de conserver sa réputation d’arbitre éthique de la communauté hacker. Malgré ses griefs, il se doit d’admettre que les dernières années ont été plutôt bonnes, que ce soit pour lui ou pour son organisation. Relégué à la périphérie lors du triomphe de GNU/Linux – un triomphe teinté d’ironie si l’on considère le nombre d’utilisateurs qui le nomment simplement « Linux », Stallman s’est néanmoins réapproprié cette initiative avec succès. Son agenda d’orateur entre janvier 2000 et décembre 2001 comprenait des interventions sur les six continents et des visites dans des pays où la notion de liberté logicielle comporte de lourds sous-entendus : la Chine et l’Inde, par exemple.






En dehors de la tribune de leader, Stallman a aussi profité de l’influence de la GNU GPL, dont il reste le gardien. Durant l’été 2000, alors qu’éclatait la bulle créée par l’offre publique d’achat de VA Linux en 1999, Stallman et la FSF remportèrent deux victoires majeures. En juillet, Trolltech, une entreprise norvégienne développant Qt, une bibliothèque logicielle de composants graphiques pour GNU/Linux, annonça qu’elle allait enregistrer ses logiciels sous licence GPL. Quelques semaines plus tard, Sun Microsystems, qui jusque là avait tenté maladroitement de suivre le mouvement open source sans céder son code à la communauté, se laissa finalement convaincre et annonça la publication de la nouvelle suite OpenOffice1 sous double licence : la Lesser GNU Public Licence (LGPL, Licence publique générale limitée GNU) et la Sun Industry Standards Source Licence (SISSL, Licence source des standards industriels de Sun).
Dans le cas de Trolltech, cette victoire fut le résultat d’un long effort de la part du projet GNU. En effet, le statut non libre de Qt posait un grave problème à la communauté puisque KDE, un environnement de bureau graphique de plus en plus populaire, dépendait beaucoup de cette bibliothèque logicielle. Qt n'était pas libre mais Trolltech avait invité des projets libres tels que KDE à l’utiliser gratuitement. Bien que KDE soit un logiciel libre, il ne pouvait s’exécuter sans Qt, qui n’était pas libre. KDE ne pouvait donc être utilisé par ceux qui voulaient utiliser exclusivement du logiciel libre.
Stallman reconnut que de nombreux utilisateurs allaient vouloir un bureau graphique sous GNU/Linux, et que la plupart d’entre eux ne chérissaient pas assez la liberté pour résister aux sirènes de KDE. Dès lors, GNU/Linux risquait de susciter l’installation massive KDE, et donc de la bibliothèque non libre Qt, compromettant ainsi l’objectif du projet GNU.
Afin de remédier à cette situation, Stallman recruta des gens pour lancer deux contre-projets. Le premier était Gnome, un environnement graphique libre pour le bureau GNU, l’autre, Harmony, une bibliothèque graphique libre qui devait remplacer Qt. Si Gnome réussissait, KDE deviendrait superflu. Si Harmony réussissait, KDE n’aurait plus besoin de Qt. Dans les deux cas, les utilisateurs pourraient utiliser un environnement graphique sous GNU/Linux sans passer par un Qt non libre.
En 1999, les deux projets étaient bien avancés, et Trolltech commençait à sentir la pression monter. Trolltech commença tout d’abord par écrire sa propre licence, la QPL (Q Public Licence). Bien qu’elle fût reconnue comme licence libre, Stallman souligna l’inconvénient de son incompatibilité avec la GPL : combiner du code sous licence GPL avec Qt dans un même programme revenait systématiquement à violer l’une ou l’autre licence. La direction de Trolltech finit par reconnaître que la GPL servait aussi bien ses intérêts. Elle publia alors le code source de Qt sous double licence, QPL et GPL. Une victoire qui couronnait trois ans d’efforts pour le projet GNU.
Une fois Qt sous licence libre, il n’y avait plus de raison de poursuivre le développement de Harmony, alors pas encore assez abouti pour une utilisation réelle. A contrario, Gnome acquit une dynamique propre, de sorte que son développement se poursuivit, jusqu’à incarner l’environnement graphique GNU de référence.
Sun était pour sa part disposé à respecter les conditions de la FSF. À la conférence Open Source-O’Reilly de 1999, le co-fondateur et directeur scientifique de Sun Microsystems, Bill Joy, se fit l’avocat de la licence Community Source créée par son entreprise. Il s’agissait essentiellement d’un compromis permettant aux utilisateurs de copier et modifier les logiciels dont Sun était propriétaire, sans toutefois pouvoir en vendre des copies tant qu’un accord de royalties avec l’entreprise mère n’était pas négocié (de ce point de vue, la licence n’était alors ni libre ni open source).
Un an après le discours de Joy, le vice-président de Sun Microsystems, Marco Boerries, se trouvait sur la même scène, à détailler le nouveau compromis de licence concernant OpenOffice, une suite d’applications bureautiques conçue spécialement pour la distribution logicielle GNU/Linux.
« Je peux l’épeler en trois lettres, dit Boerries. G.P.L. »
À l’époque, il déclara que la décision de Sun avait moins à voir avec Stallman qu’avec le dynamisme des programmes protégés par la GPL. « Ce qu’il s’est passé, fondamentalement, c’est la prise de conscience que différents produits attirent différentes communautés, et que la licence utilisée dépend du type de communauté que l’on souhaite attirer. Pour OpenOffice, il était évident que nous avions un lien plus étroit avec la communauté GPL. »2 Mais ce ne fut qu’une demi-victoire pour le projet GNU, car OpenOffice recommande l’utilisation d’extensions non libres.






Ces commentaires soulignent la puissance trop souvent sous-estimée de la GPL et, indirectement, le génie politique de l’homme qui a joué le rôle principal dans sa création. « Il n’est pas un avocat sur terre qui aurait rédigé la GPL telle quelle, dit Eben Moglen, professeur de droit à la Columbia University, et conseiller général de la FSF. Mais elle fonctionne. Et elle fonctionne grâce aux principes conçus par Richard. »
Ancien programmeur professionnel, Moglen dit avoir commencé son travail bénévole avec Stallman à partir de 1990, lorsque ce dernier lui demanda son aide juridique pour une affaire privée. Moglen, qui travaillait à l’époque avec l’expert en cryptographie Phillip Zimmerman durant ses batailles juridiques contre le gouvernement fédéral3, fut honoré par cette demande. « Je lui ai dit que j’utilisais Emacs chaque jour de ma vie, et qu’il me faudrait fournir énormément de conseil juridique pour rembourser cette dette. »
Depuis lors, Moglen, peut-être plus que quiconque, a été à même d’observer la transposition des principes philosophiques hackers de Stallman dans la sphère juridique. Selon lui, Stallman appréhende les codes juridique et logiciel d’une manière largement similaire.
« En tant qu’avocat, je dois avouer que l’idée qui voudrait qu’on supprime tous les bogues d’un texte de loi n’a pas vraiment de sens, dit Moglen. Il y a une certaine dose d’incertitude dans tout processus juridique, et les avocats cherchent à l’exploiter au bénéfice de leur client. L’objectif de Richard est complètement à l’opposé. Son but est de supprimer l’incertitude, ce qui est tout bonnement impossible. Il est intrinsèquement impossible de rédiger une licence qui tienne compte de toutes les circonstances dans tous les systèmes juridiques à travers le monde entier. Mais si jamais vous essayez de le faire, il faudrait le faire à la façon de Richard. Et l’élégance, la simplicité dans la conception de départ qui en résultent atteignent au mieux l’objectif fixé. À partir de là, avec un peu de travail de juriste, vous pouvez aller loin. »
Chargé de promouvoir les objectifs de Stallman, Moglen comprend la frustration de ses alliés potentiels. « Richard est un homme qui ne veut faire aucune concession sur les questions qu’il considère comme fondamentales, dit-il, et il accepte difficilement qu’on joue sur les mots ou même qu’on cherche le flou artistique – ce qu’on est bien souvent amené à faire dans la société. »






En plus d’aider la FSF, Moglen dispensa un soutien juridique à ceux qui étaient attaqués pour violation de copyright, tels Dmitri Sklyarov ou les distributeurs du programme de décryptage de DVD appelé DeCSS.
Employé par une société russe, Sklyarov avait écrit et publié un programme permettant de briser le verrouillage anti-copie des livres électroniques d’Adobe. En Russie, aucune loi ne l’interdisait. Il fut cependant arrêté lors d’une visite aux États-Unis alors qu’il donnait une conférence scientifique au sujet de son travail. Stallman participa avec enthousiasme aux manifestations à l’encontre d’Adobe, qui avait joué un rôle dans cette arrestation.
De son côté, la FSF dénonça le Digital Millenium Copyright Act (DMCA)4 comme un outil de « censure des logiciels », mais ne put intervenir en faveur de Sklyarov, car son logiciel n’était pas libre. C’est donc à travers la Electronic Frontier Foundation (EFF)5 que Moglen put assurer indirectement la défense du programmeur russe.
La FSF évita de participer à la diffusion de DeCSS, celle-ci étant illégale, mais Stallman condamna tout de même la volonté du gouvernement américain de l’interdire. Moglen travailla alors directement comme conseiller juridique auprès des hackers qui diffusaient ce programme.
Si la FSF ne voulait pas s’engager sur de telles questions hors du champ du développement de GNU et du renforcement de la GPL, Moglen apprit néanmoins à apprécier la ténacité de Stallman. « Au cours des années passées, il y a eu bien des fois où je suis allé voir Richard pour lui dire : ‘Il faut faire ci. Il faut faire ça. Voilà la situation stratégique. Voilà la prochaine action. Voilà ce qu’il faut faire’. Et sa réponse a toujours été : ‘Nous n’avons pas à faire quoi que ce soit. Il suffit d’attendre. Ce qui doit être fait le sera.’ »
« Et vous savez quoi ? ajoute Moglen. En général, il avait raison. »
Ces mots contredisent ce que Stallman dit de lui-même : « Je ne suis pas doué pour les petits jeux, confesse-t-il, répondant aux nombreux détracteurs anonymes qui le voient comme un habile stratège. Je ne suis pas doué pour prévoir et anticiper ce que les autres vont faire. Ma démarche a toujours été de me concentrer sur les idées fondamentales du mouvement et de dire ‘Rendons-les aussi fortes que nous le pouvons’. »






La popularité grandissante et l’indéfectible force d’attraction de la GPL constituent le meilleur hommage au succès de la fondation créée par Stallman et ses collègues du projet GNU. Bien qu’il n’ait jamais été le seul au monde à publier des logiciels libres, il peut cependant se prévaloir d’avoir tissé le canevas éthique du mouvement. Que les programmeurs actuels se sentent ou non à l’aise au sein de cette structure n’est pas la question. Le simple fait qu’ils aient le choix est le plus grand leg du personnage.
Cela dit, parler de leg semble un peu prématuré pour l’instant. Stallman, âgé de quarante-huit ans au moment de l’écriture de la première édition6, a encore quelques années devant lui pour ajouter ou soustraire à ce qu’il transmettra. Reste que l’élan donné au mouvement pour le logiciel libre encourage à examiner sa vie indépendamment de ses batailles quotidiennes contre l’industrie du logiciel, et davantage du point de vue général et historique.
À son crédit, Stallman refuse toute spéculation sur ce point. « Je n’ai jamais réussi à imaginer en détail ce que serait le futur, indique-t-il, proposant prématurément sa propre épitaphe. J’ai juste dit : ‘Je vais me battre. Qui sait dans quelle mesure je réussirai ?’ »
Il va sans dire que par le choix de ses causes, il a fait fuir ceux qui, en d’autres occasions, auraient pu être ses plus grands défenseurs, eût-il accepté de se battre pour leurs idéaux plutôt que les siens. Cela prouve aussi sa nature franche et vertueuse, qui amène invariablement ses anciens ennemis politiques à finalement glisser quelque louange à son encontre. Le biographe est néanmoins contraint de se demander comment, entre l’idéologue et le hacker de génie, Stallman sera considéré lorsque sa propre personnalité ne sera plus là pour jouer les éclaireurs…
Dans les versions préliminaires de ce livre, j’ai intitulé ce point la question des « cent ans ». Espérant dégager une vision objective de Stallman et de son travail, j’ai demandé à diverses têtes pensantes de l’industrie du logiciel de tenter de s’extraire du contexte actuel et de se mettre dans la position d’un historien se penchant sur le mouvement du logiciel libre, dans cent ans.
Du point de vue contemporain, il est aisé de voir des points communs entre Stallman et ces Américains du passé qui, bien que marginaux au cours de leur carrière, ont acquis une dimension historique en vieillissant. On trouve facilement une similitude avec Henry David Thoreau, philosophe transcendentaliste et auteur de La désobéissance civile, ou John Muir, fondateur du Sierra Club, père du mouvement environnementaliste moderne7. Mais on peut aussi penser à William Jennings Bryan, dit « le Grand Roturier », leader du mouvement populiste, ennemi des monopoles, et qui, bien qu’il fût un homme puissant, semble être tombé dans l’oubli8.
S’il n’a pas été le premier à considérer le logiciel comme un bien public, Stallman aura assurément une place dans les livres d’histoire grâce à la GPL. On peut ensuite prendre du recul et se détacher du contexte actuel : la GPL sera-t-elle toujours utilisée par les programmeurs en 2102, ou sera-t-elle reléguée aux oubliettes depuis longtemps ? L’expression free software sera-t-elle demain obsolète, comme l’est aujourd’hui l’expression free silver9, ou sera-t-elle considérée comme étonnamment visionnaire à la lumière des événements politiques qui auront eu lieu ?
Prédire l’avenir est une entreprise hasardeuse. Stallman s’y refuse d’ailleurs, dans la mesure où se demander ce que les gens penseront dans cent ans laisse penser que nous n’avons pas d’influence sur le futur. Aussi préfère-t-il se poser la question : « Que devons-nous faire pour un avenir meilleur ? » Pourtant, lorsqu’on leur pose la question, nombreux sont ceux qui se risquent à des prévisions.
« Dans cent ans, Richard et quelques autres mériteront davantage qu’une note dans les livres d’histoire, dit Moglen. Ils seront considérés comme les personnages principaux du récit. »
Les « quelques autres » cités par Moglen incluent John Gilmore, grand contributeur à la cause du logiciel libre et père de l’Electronic Frontier Foundation, et Theodor Holm Nelson, dit Ted Nelson, auteur en 1982 du livre Literary Machines. Selon Moglen, les trois personnages – Stallman, Nelson et Gilmore – se singularisent historiquement, bien que de manière différente. Il accorde à Nelson, communément reconnu pour avoir proposé le terme hypertexte, le mérite d’avoir identifié le problème épineux de la propriété de l’information à l’âge numérique. Gilmore et Stallman, quant à eux, ont eu le grand mérite d’identifier les effets politiques néfastes du contrôle de l’information et d’avoir mis sur pied des organisations pour lutter contre ses effets : l’Electronic Frontier Fondation dans le cas de Gilmore et la FSF dans le cas de Stallman. Des deux, cependant, Moglen voit Stallman comme celui qui mène les actions les plus personnelles et les moins politiques par nature.
« Le cas de Richard est unique, car il a vu très tôt les implications éthiques des logiciels non libres, dit Moglen. C’est lié à sa personnalité. De nombreuses personnes, lorsqu’elles écriront à son sujet, tenteront de décrire cette personnalité comme un épiphénomène, voire comme un handicap dans l’œuvre de sa vie. »
Gilmore, qui considère sa position entre l’erratique Nelson et l’irascible Stallman comme un honneur « mitigé », approuve néanmoins l’argument de Moglen. Il écrit : « Mon intuition est que les écrits de Stallman résistent autant que ceux de Thomas Jefferson ; c’est un auteur très clair, y compris dans ses principes… L’influence de Richard égalera celle de Jefferson selon que, dans un siècle, le concept de ‘droits civiques’ primera ou non sur celui de ‘logiciel’ ou de ‘restrictions techniques’. »






Autre élément de l’héritage de Stallman à ne pas sous-estimer, écrit Gilmore, le modèle collaboratif de développement logiciel initié par le projet GNU. Bien qu’il ait révélé parfois des imperfections, ce modèle n’en est pas moins devenu un standard au sein de l’industrie du développement logiciel. En fin de compte, selon lui, le modèle de développement collaboratif pourrait devenir plus important que le projet GNU, que la licence GPL ou qu’aucun des logiciels développés par Stallman.
« Avant l’Internet, dit encore Gilmore, il était particulièrement difficile de collaborer à distance sur des logiciels, même au sein d’équipes qui se connaissaient et se faisaient confiance. Richard a ouvert la voie au développement collaboratif, notamment avec les travaux entrepris par des volontaires auparavant désorganisés et qui se rencontraient rarement. Il n’a construit aucun des outils de base nécessaires à cette tâche (le protocole TCP, les listes de courriel, Diff et Patch, les fichiers Tar, RCS ou CVS ou remote-CVS), mais il a utilisé ceux qui étaient disponibles pour former des groupes sociaux de programmeurs qui pouvaient ainsi travailler ensemble avec efficacité. »
Pour Stallman, ce jugement, bien que positif, néglige l’essentiel : « Il situe les méthodes de développement avant la question de la liberté, ce qui reflète davantage le mouvement open source que celui du logiciel libre. Si les futurs utilisateurs ne voient le projet GNU que par ce biais, j’ai bien peur que cela conduise à un monde où les développeurs tiendront les utilisateurs enchaînés, les laissant parfois apporter leurs contributions, mais sans jamais relâcher leurs entraves. »
Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford et auteur en 2001 du livre The Future of Ideas, pense de même. À l’instar de nombreux universitaires juristes, Lessig considère la GPL comme l’un des plus importants remparts au service des « biens communs numériques », comme on les appelle aujourd’hui, c’est-à-dire la vaste accumulation de logiciels, de standards réseau et de télécommunication, qui ont déclenché sous contrôle communautaire la croissance exponentielle de l’Internet lors des trois dernières décennies. Plutôt que de placer Stallman parmi les autres pionniers de l’Internet, tels Vannevar Bush, Vinton Cerf, et Joseph Carl R. Licklider, qui amenèrent une vision plus large de la technologie informatique, Lessig voit dans l’impact de Stallman quelque chose de personnel, d’introspectif et, enfin, d’unique.
« [Stallman] a fait évoluer le débat du constat à l’action. Il a fait comprendre l’importance de l’enjeu et a construit tout un appareil pour diffuser ces idéaux… Cela dit, je ne saurais le situer par rapport à Cerf ou Licklider. Ce n’est pas le même type d’innovation. Il ne s’agit pas seulement d’un certain type de code, ou d’avoir permis l’avènement de l’Internet. Il s’agit plus encore d’avoir amené les gens à chérir une certaine conception de l’Internet. Je ne pense pas qu’il existe quelqu’un d’autre dans sa catégorie, que ce soit dans le passé ou dans le futur. »
Tout le monde ne considère pas cet héritage comme acquis, bien sûr. Eric Raymond, qui proposa l’open source et pour qui le rôle de leader de Stallman a diminué de façon significative depuis 1996, voit des signes mitigés pour 2102 : « Je pense que les artéfacts de Stallman (GPL, Emacs, GCC) seront perçus comme des travaux révolutionnaires, comme des fondements de la technologie de l’information. Je pense que l’histoire sera moins tendre avec certaines des théories à partir desquelles RMS a opéré, et sans aucune complaisance à l’égard de sa tendance personnelle à la territorialité et au culte de la personnalité. »
Les prévisions de Stallman lui-même ne sont pas particulièrement optimistes. « Ce que l’histoire dira du projet GNU, d’ici vingt ans, dépendra de qui gagnera la bataille de la liberté de disposer du savoir public. Si nous perdons, nous serons à peine cités. Si nous gagnons, il n’est pas sûr que les gens reconnaîtront le rôle du système d’exploitation GNU – s’ils croient qu’il s’agit de « Linux », ils se construiront une fausse image de ce qu’il s’est passé, et pourquoi. Mais même si nous gagnons, ce que les gens en retiendront dans cent ans dépendra de qui domine politiquement. »
Cherchant lui-même une figure à qui se comparer dans l’histoire du XIXe siècle, Stallman évoque le militant abolitionniste John Brown, considéré comme un héros d’un côté de la ligne Mason Dixon, et comme un fou de l’autre. La révolte des esclaves de John Brown ne put jamais se réaliser, mais durant son procès, une demande nationale pour l’abolition de l’esclavage vit effectivement le jour. Au cours de la Guerre civile, l’homme était un héros ; cent ans après, et pour la plus grande partie du vingtième siècle, les manuels d’histoire enseignèrent qu’il était fou. À l’ère de la ségrégation institutionnalisée, à une époque où les racismes s’affichaient sans honte, les États-Unis laissaient en partie les états du Sud réécrire l’Histoire, et les manuels scolaires recelaient bien des contrevérités à propos de la Guerre civile et des évènements qui s’y rapportaient.
Cette comparaison illustre à la fois la nature du travail de Stallman (qu’il considère lui-même comme accessoire) et le caractère bivalent de sa célébrité. On imagine difficilement sa réputation abaissée au même niveau d’infamie que celle de Brown après la Reconstruction. Malgré d’occasionnelles analogies martiales, Stallman n’a jamais rien fait qui puisse paraître inciter à la violence. Reste qu’il est facile de concevoir un futur où ses idées finiraient au rebut.
Dans le texte original, Sam Williams a ajouté à la fin de ce paragraphe : « En façonnant la cause du logiciel libre non pas comme un mouvement de masse, mais comme une collection de batailles personnelles contre les forces de la tentation des logiciels privateurs ». Cela ne correspond pas aux faits. Dès la première annonce du projet GNU, j’ai demandé au public de soutenir la cause. Le mouvement pour le logiciel libre a vocation à devenir un mouvement de masse. Tout dépend de savoir à partir de combien de supporters vous définissez le mot « masse ». En 2009, la Free Software Fondation compte quelques 3 000 membres à jour de leurs coûteuses cotisations, et plus de 20 000 abonnés à la lettre électronique mensuelle.
Mais c’est peut-être cette volonté inébranlable qui pourrait se révéler son plus grand leg. Moglen, observateur privilégié durant les dix dernières années, met en garde ceux qui se méprennent sur la personnalité de Stallman en la considérant comme contre-productive ou comme un simple épiphénomène au regard des « artéfacts » de sa vie. Sans cette personnalité, dit Moglen, il y aurait eu bien peu de réalisations à considérer.
En tant qu’ancien conseiller juridique auprès de la Cour suprême des États-Unis, il ajoute : « Voyez-vous, le plus grand homme pour qui j’avais jamais travaillé était Thurgood Marshall10. Je savais ce qui faisait de lui un grand homme. Je savais pourquoi il avait été capable de changer le monde dans la mesure de ses capacités. Il serait un peu osé d’établir une comparaison, car les deux hommes ne pourraient être plus différents : Thurgood Marshall était un homme intégré dans la société, représentant certes un peuple exclu par la société même dont il faisait partie, mais quand même un homme intégré dans la société. Son talent était un talent social. Cependant il était d’une intégrité absolue. La personne avec qui je le compare désormais le plus sur ce point, c’est Stallman, aussi différents soient-ils à tout autre égard : intègre, compact, fait de la substance qui compose les étoiles, jusqu’au-boutiste. »
Dans un effort pour donner corps à cette image, Moglen se remémore un moment qu’ils partagèrent au printemps 2000. Le succès du rachat de VA Linux résonnait toujours dans le milieu des affaires, et une demi-douzaine de numéros dédiés au logiciel libre faisaient la Une des gazettes. Cerné par cet ouragan d’articles et de récits, chacun appelant à des commentaires, Moglen se souvient avoir déjeuné avec Stallman et s’être senti comme un réfugié dans l’œil du cyclone. Durant l’heure suivante, dit-il, la conversation n’avait tranquillement porté que sur un seul point : le renforcement de la GPL.
« Nous étions assis là, à parler de ce que nous allions faire à propos de problèmes en Europe de l’Est, et de la réaction à avoir lorsque les questions relatives à la propriété de contenu commenceraient à toucher le logiciel libre, se souvient Moglen. Alors que nous parlions, j’imaginai un instant à quoi nous pouvions ressembler aux yeux des passants. Nous voilà, deux petits barbus anarchistes, à comploter et à planifier les prochaines étapes. Et, bien sûr, Richard était en train de défaire des nœuds dans ses cheveux, se comportant à sa manière habituelle. Quiconque aurait écouté notre conversation nous aurait pensé fous, mais je savais… je savais que la révolution était là, à cette table. Elle se jouait à cette table, et l’homme qui la menait était devant moi. »
Pour Moglen, ce moment-là plus que tout autre mettait en lumière la simplicité fondamentale du style de Stallman. « C’était drôle, se souvient-il. Je lui ai dit : ‘Richard, tu sais, toi et moi sommes les deux seuls à ne gagner aucun argent avec cette révolution’. Puis j’ai payé pour le repas, parce que je savais qu’il n’en avait pas les moyens. »
Je n’ai jamais refusé qu’on m’invite au restaurant car ma fierté n’est pas fondée sur le fait de payer ou non la tournée. Je devais d’ailleurs avoir assez d’argent sur moi pour payer ce repas avec Eben Moglen. Mes revenus, qui proviennent pour près de la moitié des discours que je donne, sont sans doute moindres que ceux d’un professeur de droit. Mais je ne suis pas pauvre.

Et en parlant de liberté… de Richard Stallman

Aux Français, j’explique le logiciel libre en trois mots qui devraient leur être familiers : liberté, égalité, fraternité. Liberté, parce que chaque utilisateur est libre de l’usage qu’il veut faire du programme. Égalité, parce que le logiciel libre ne confère à personne de pouvoir sur personne. Fraternité, parce que les utilisateurs peuvent s’entraider, en partageant des copies et en développant en collaboration leurs versions.
Il va sans dire qu’aujourd’hui, vue l’omniprésence de l’informatique dans la vie, la fraternité en informatique ne se limite plus aux seuls logiciels. Partager des copies des œuvres publiées est une pratique commune, fort utile. Cette pratique ne doit souffrir aucune entrave.
Or, dans le monde, les États qui sont dominés par l’empire des entreprises mènent une guerre contre la pratique du partage, au point d’en faire paraître la simple notion comme aberrante, antinaturelle, voire barbare. Ils l’appellent « piraterie » comme si partager équivalait moralement à attaquer et piller un navire.
Cette guerre est orchestrée par l’industrie du divertissement. Avec la loi HADOPI, la France en est la victime emblématique. Avec cette loi, je crois que l’actuel gouvernement français porte atteinte du même coup aux trois valeurs de liberté, d’égalité, et de fraternité. Liberté, parce que cette loi institutionnalise la chasse à ceux qui osent partager. Égalité, parce que cette loi n’octroie qu’à quelques organisations privées le pouvoir exclusif de la dénonciation. Fraternité, parce que son but est d’écraser l’entraide qui lie les citoyens.
L’aspect qui révèle le plus clairement la nature tyrannique de la loi HADOPI est qu’elle cherche à imposer à chaque Français le rôle de soldat d’une guerre contre les autres : celui qui ne « sécurise » pas son réseau, c’est-à-dire, qui n’aide pas les maîtres à maintenir leur joug sur les autres, risque d’être puni pour être resté neutre. Cette pratique de « responsabilisation collective » est le recours classique des gouvernements injustes dont le but est d’exploiter leurs sujets.

Défier la responsabilisation collective pour protéger les concitoyens contre l’empire est le premier pas naturel de la résistance.
J’ai l’ardent espoir que les citoyens français sortent vainqueurs de la bataille qui les oppose aux entreprises impérialistes qui ont exigé l’HADOPI, et qu’ils résistent aux politiciens serviles qui, sous leurs ordres, l’ont imposée.
Il faut en finir avec cette loi et son premier essai, DADVSI, mais aussi avec toute loi qui interdit aux gens de partager entre eux les copies d’une oeuvre publiée.
Richard Stallman


1. Sun a été contraint, suite à un problème de marque déposée, d’utiliser le nom plus maladroit OpenOffice.org.
2. Marco Boerries, entretien avec l’auteur (juillet 2000).
3. Pour plus d’informations sur les travaux légaux de Zimmerman, lisez Levy, 2002, p. 287-288. Dans la version originale du livre que vous avez en main, je rapportais que Moglen aidait Zimmerman dans sa lutte contre la National Security Agency (NSA). Selon Levy, Zimmerman faisait l’objet d’une enquête de la part de l’U.S. Attorney’s Office et des douanes, pas de la NSA.
4. Il s’agit de la loi sur laquelle reposait le chef d’accusation de Sklyarov. La DMCA fut votée aux États-Unis en 1998 afin de couvrir les droits d’auteur à l’ère du numérique. Parmi ses dispositions, on trouve l’interdiction de contourner toute technologie de menotte digitale utilisée pour restreindre l’utilisateur des œuvres publiées. La Communauté Européenne a d’ailleurs emboîté le pas pour étendre ces restrictions à tous les états membres.
5. L’EFF est une organisation à but non lucratif, fondée en 1990 aux États-Unis dans le but de défendre la liberté d’expression sur Internet – NdT.
6. En 2002.
7. Henry David Thoreau (1817-1862) est l’auteur de Walden ou la vie dans les bois, classique de la littérature américaine, tiré de l’expérience de deux années passées dans une cabane au fond des bois. Dans cette critique en règle de l’humanité moderne, Thoreau ne livre pas un plaidoyer contre le progrès technique, mais contre les défauts d’une société privilégiant le bien-être matériel au spirituel. John Muir (1838-1914) est à ranger du côté des contemplatifs. Ses récits de voyages dans les contrées reculées des États-Unis et son activisme en faveur, notamment, de la sauvegarde de la vallée du Yosemite ont directement inspiré la politique de Théodore Roosevelt pour la création de plusieurs parcs naturels sur le modèle de Yellowstone (1872). Le Sierra Club qu’il fonda en 1892 est (encore aujourd’hui) une association lobbyiste à forte influence – NdT.
8. William Jennings Bryan (1860-1925) fut un avocat presbytérien et démocrate qui eut une forte influence dans la vie politique américaine du début du xxe siècle. Leader du parti démocrate, il se réclamait d’un mouvement populiste résumant à lui seul l’ensemble des valeurs incarnées par « l’Américain moyen », réactionnaire (pour la Prohibition), croyant (contre le darwinisme) et volontaire (la crise financière de 1893 n’est pas loin). En permettant notamment à Woodrow Wilson (dont il fut le secrétaire d’État) d’accéder à la présidence, W. J. Bryan a porté pour la première fois sur la scène politique l’archétype américain en prise avec l’avènement du capitalisme industriel, celui qui mena pourtant l’Amérique jusqu’à la crise de 1929 – NdT.
9. La libre frappe de l’argent fut une revendication du mouvement populiste américain, essentiellement rural, apparue vers la fin du XIXe siècle. Cette revendication, visant à insuffler davantage de liquidités sur le marché, s’oppose au choix de l’étalon or comme unique monnaie de référence : la spéculation sur la rareté de l’or provoquant une hausse de l’endettement des agriculteurs, ces derniers réclament donc un étalon argent qui circulerait plus rapidement pour accroître l’accès au crédit. William Jenning Bryan (voir plus haut) fut l’un des porte-parole populistes qui soutenaient cet argument. La croisade Free Silver traversa les crises successives jusqu’à la Conférence de Bretton Woods qui changea le système après la Seconde Guerre mondiale : chaque monnaie se vit attribuer une parité fixe par rapport à l’or, ce qui rendit le mouvement obsolète – NdT.
10. Juriste américain, premier Noir à avoir siégé, de 1967 à 1991, à la Cour suprême des États-Unis.



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