Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée
Chapitre
12
Une brève incursion dans l’enfer hacker
2009-12-17 / 2009-12-22


À travers le pare-brise de notre voiture de location, Richard Stallman fixe le feu rouge, attendant sans ciller qu’il passe au vert, alors que nous nous frayons un chemin dans le centre ville de Kihei.
Nous nous rendons tous deux à la ville voisine de Pa’ia, où nous sommes censés rencontrer des programmeurs de logiciels et leurs épouses à l’occasion d’un dîner, d’ici environ une heure.
Deux heures se sont écoulées depuis le discours de Stallman au Maui High Performance Center. Kihei, une ville d’apparence si accueillante avant cette conférence, semble à présent profondément repoussante. Comme la plupart des cités balnéaires, elle est le fruit d’un exercice unidimensionnel d’étalement périurbain. En descendant la rue principale, bordée d’une infinie succession d’échoppes de hamburgers, d’agences immobilières et de magasins de bikinis, difficile de ne pas se sentir comme un morceau d’acier transitant dans le tube digestif d’un immense ver solitaire publicitaire. Un sentiment exacerbé par le manque de rues transversales. Avec comme unique solution d’aller tout droit, le trafic avance par à-coups. Quelque deux-cents mètres devant, un feu passe au vert. À peine commençons-nous à avancer qu’il est de nouveau orange.
Pour Stallman, résident permanent de la côte Est, la seule idée qu’il va passer à Hawaï la plus grande partie de cette journée ensoleillée coincé dans les embouteillages, suffit à déclencher une embolie.
Comme je conduisais, je prenais du retard sur mes mails, chose insupportable pour moi qui ai déjà du mal à tenir le rythme.
D’autant plus qu’avec quelques rapides bifurcations à droite moins d’un kilomètre auparavant, cette situation aurait pu être évitée facilement. Malheureusement, nous sommes dépendants du conducteur qui nous précède, un programmeur du laboratoire connaissant le chemin et qui a décidé de nous mener à Pa’ia via la route pittoresque, plutôt que par l’autoroute de Pilani toute proche.
« C’est affreux, dit Stallman entre deux soupirs de frustration. Pourquoi n’a-t-on pas pris l’autre itinéraire ? »
À nouveau, le feu passe au vert, et à nouveau, nous avançons péniblement de quelques longueurs de voiture. Le procédé se répète durant dix minutes supplémentaires, jusqu’à ce que nous atteignions une grande intersection promettant un accès à l’autoroute adjacente.
Le conducteur nous précédant n’y pense pas et continue tout droit. « Pourquoi ne tourne-t-il pas ? grogne Stallman, levant les bras, frustré. Non mais tu le crois, ça ? »
Je m’abstiens de répondre. Je trouve que le fait même d’être assis sur le siège passager d’une voiture conduite par Stallman, à Maui en plus, est suffisamment incroyable comme ça. Il y a deux heures de cela, je ne savais même pas qu’il avait son permis de conduire. Maintenant, écoutant le violoncelle de Yo-Yo Ma jouant les sombres notes de basse de Appalachian Journey à la radio, tout en admirant le coucher de soleil sur notre gauche, je m’efforce de me faire tout petit.
Dès qu’une autre occasion de bifurquer se présente, Stallman met son clignotant, espérant que le conducteur devant nous s’en rende compte. Pas de chance. Encore une fois, nous peinons à avancer, et nous nous retrouvons bloqués après quelques centaines de mètres. Mon interlocuteur est à présent livide.
« C’est comme s’il nous ignorait délibérément », râle-t-il, gesticulant et pantomimant comme un sémaphore sur le pont d’un porte-avions, dans une vaine tentative d’attirer l’attention de notre guide. Ce dernier ne réagit pas et, durant les cinq minutes suivantes, nous ne voyons qu’une portion de son crâne dans le rétroviseur.
Je jette un œil à travers la vitre de Stallman. Les îles proches de Kahoolawe et Lanai offrent un cadre parfait au coucher de soleil. C’est une vue à couper le souffle. Du genre à rendre ce type de situation un peu plus acceptable si vous êtes un Hawaïen natif, je suppose. J’essaye de montrer le phénomène à Stallman. Il n’en fait que peu de cas, désormais obsédé par l’inattention du conducteur qui nous précède.
Quand ce dernier passe un nouveau feu vert, ignorant complètement le panneau « Autoroute Pilani, prochaine à droite », je grince des dents. Je me souviens de l’avertissement du programmeur BSD Keith Bostic. « Stallman ne supporte pas bien les idiots, m’a-t-il prévenu. Si quelqu’un dit ou fait quelque chose de stupide, il le regardera dans les yeux et dira : ‘C’est stupide’. »
En voyant ce conducteur indolent devant nous, je réalise que c’est la stupidité, et non le désagrément, qui rend Stallman furieux.
« C’est comme s’il avait choisi cette route sans avoir du tout réfléchi à la manière la plus efficace de se rendre là-bas », lance-t-il.
Le mot « efficace » flotte dans l’air comme une mauvaise odeur. Peu de choses irritent autant l’esprit hacker que l’inefficacité. C’était l’inefficacité résultant du fait d’avoir à vérifier l’imprimante Xerox deux à trois fois par jour qui a déclenché l’enquête initiale de Stallman au sujet du code source du pilote. C’était l’inefficacité provoquée par l’obligation d’avoir à récrire des outils logiciels kidnappés par les vendeurs de logiciels commerciaux qui l’a amené à se battre contre Symbolics et à lancer le Projet GNU. Si, comme le pensait Jean-Paul Sartre, l’enfer c’est les autres, l’enfer hacker, c’est la réitération des erreurs bêtes des autres, et on peut dire sans exagérer que la vie entière de Stallman a été une tentative visant à protéger l’humanité de ce travers dantesque.
La métaphore de l’enfer se fait plus évidente alors que nous faisons route lentement dans ce paysage. Avec sa multitude de boutiques, de parkings, et de lampadaires mal réglés, Kihei ressemble moins à une ville qu’à un gros logiciel mal conçu. Au lieu de diriger le trafic et de distribuer les véhicules le long des rues adjacentes et des voies rapides, les urbanistes ont décidé de tout faire passer dans une seule artère. D’un point de vue hacker, être dans une voiture au milieu de ce fatras revient à écouter à plein volume un CD de crissements d’ongles sur un tableau noir.
« Les systèmes imparfaits exaspèrent les hackers », observe Steven Levy. Voilà un autre avertissement dont j’aurais dû me souvenir avant de monter en voiture avec Stallman. « C’est une raison pour laquelle les hackers détestent généralement conduire des voitures : le système de feux rouges programmés aléatoirement et de rues à sens unique bizarrement agencées sont la cause de fichus délais tellement ‘non nécessaires’ [l’emphase vient de Levy] qu’ils résistent difficilement à l’envie de réarranger les panneaux, d’ouvrir les boîtiers des feux rouges… de repenser tout le système. »1
Plus frustrante encore, cependant, est la traîtrise de notre guide. Au lieu de chercher un raccourci intelligent, ce que n’importe quel hacker ferait par nature, il a choisi d’entrer dans le jeu des urbanistes de la ville. Comme Virgile dans L’enfer de Dante, il est déterminé à nous faire faire le tour complet de cet enfer hacker, que nous soyons d’accord ou pas.
Avant que je puisse faire part de cette réflexion à Stallman, le conducteur met finalement son clignotant à droite. Les épaules crispées de mon accompagnateur se relaxent un peu, et durant un instant, la tension dans la voiture se dissipe. Elle revient cependant au galop quand le véhicule devant nous se met à ralentir. Des panneaux « Travaux » bordent la rue, et bien que l’autoroute de Pilani ne soit qu’à quelques centaines de mètres, la deux voies censée nous en offrir l’accès est bloquée par un bulldozer arrêté et deux gros tas de terre.
Il faut quelques secondes à Stallman pour comprendre ce qui se passe, alors que notre guide entame un demi-tour laborieux, en cinq manœuvres, devant nous. Quand il voit le bulldozer et les panneaux « Accès bloqué » juste devant, Stallman finit par exploser.
« Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? gémit-il en lançant sa tête en arrière. Vous auriez dû savoir que cette rue était bloquée ! Vous auriez dû savoir que cet itinéraire ne fonctionnerait pas ! Vous avez fait ça délibérément ! »
Le conducteur finit sa manœuvre et nous croise en sens inverse, retournant vers l’artère principale. Ce faisant, il hausse les épaules comme pour s’excuser. Ajoutée à un sourire toutes dents dehors, sa gestuelle révèle une touche de frustration de continental, mais tempérée par une dose protectrice de fatalisme insulaire. Au travers des vitres fermées de notre voiture de location semblait nous parvenir un message succinct : « Hé, c’est Maui… Qu’est-ce qu’on peut y faire ? »
Stallman n’en peut plus. « Mais ne souris pas ! hurle-t-il, baissant la vitre par la même occasion. C’est ta putain de faute. Tout aurait été tellement plus simple si on s’y était pris à ma façon ! »
La transcription de ce monologue n’est pas exacte semble-t-il, car je n’utilise pas le mot « putain » utilisé ainsi comme adverbe (« It’s your fucking fault »). Comme il ne s’agissait pas d’une interview, Williams n’enregistrait donc pas. Je suis sûr que les choses se sont passées comme ça dans l’ensemble, mais ce qu’il cite de moi reflète plus ce qu’il en a interprété que mes paroles réelles.
Stallman insiste sur les mots « à ma façon » en agrippant le volant et en se ramenant vers lui à deux reprises. L’image qu’il donne alors est celle d’un enfant piquant une crise dans son siège auto. Une image soutenue par le ton de sa voix. À mi-chemin entre colère et angoisse, il semble au bord des larmes.
Heureusement, celles-ci ne viennent pas. Comme un orage d’été, la crise s’éteint presque aussi vite qu’elle est apparue. Après quelques ronchonnements, Stallman enclenche la marche arrière et réalise son propre demi-tour. Quand nous retrouvons la rue principale, son visage est aussi impassible que lorsqu’il a quitté l’hôtel une demi-heure auparavant.
Cinq minutes plus tard, nous atteignons le croisement suivant. En quelques secondes, bénéficiant cette fois d’un accès facile à l’autoroute, nous fonçons vers Pa’ia à une vitesse réconfortante. Le soleil qui irradiait tout à l’heure, couvrant d’une lueur dorée l’épaule gauche de Stallman, brûle maintenant d’un beau rouge orangé dans notre rétroviseur. Il colore les arbres que nous croisons des deux côtés de l’autoroute.
Durant les vingt minutes suivantes, le ronronnement des pneus et du moteur, ainsi que le trio de violons et de violoncelles jouant les sombres notes de basse de Appalachian Journey sur le lecteur CD de la voiture, sont les seuls sons à résonner dans l’habitacle.



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