Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée
Chapitre
2
2001, l’odyssée d’un hacker
2009-11-25 / 2010-01-20


Le département d’informatique de l’université de New York se trouve dans l’enceinte du Warren Weaver Hall, forteresse s’élevant deux pâtés de maisons à l’est du Washington Square Park. L’air conditionné souffle à l’entrée du bâtiment une vague d’air chaud et moite, destinée à décourager vagabonds égarés et avocats en embuscade. Les visiteurs osant s’aventurer au-delà doivent faire face à une autre barrière : la sécurité campée juste derrière l’unique entrée de l’immeuble.
Passé le poste de contrôle, l’atmosphère se fait plus détendue. De nombreuses affichettes disséminées dans tout le rez-de-chaussée mettent toutefois en garde contre les portes coupe-feu laissées ouvertes. Ensemble, ces signes rappellent qu’à New York, même dans les temps relativement tranquilles de l’avant-11 septembre, on n’est encore jamais assez prudent ni prévoyant.
Ces affichettes offrent un intéressant contrepoint thématique au nombre croissant de visiteurs réunis dans l’atrium du hall. Quelques-uns font penser à des étudiants de l’université de New-York. La plupart ressemblent à ces habitués des concerts, chevelus ébouriffés s’agitant devant la scène avant le grand spectacle. Le temps d’une matinée, les masses auront ainsi pris d’assaut le Warren Weaver Hall, ne laissant au vigile rien de mieux à faire que de regarder Ricky Lake à la télé et de diriger d’un signe de l’épaule vers l’amphithéâtre voisin les nombreux visiteurs demandant « la conf’ ».
Une fois à l’intérieur de l’auditorium, le visiteur découvre celui qui a forcé l’arrêt temporaire des procédures de sécurité de l’immeuble. Il s’agit de Richard M. Stallman, fondateur du projet GNU, lauréat en 1990 de la bourse MacArthur1 et du prix Grace Murray Hopper de l’ACM (Association for Computing Machinery), co-bénéficiaire du prix 2001 de la Fondation Takeda pour l’amélioration sociale et économique, et ex-hacker au laboratoire d’intelligence artificielle du MIT. Tous les sites web destinés aux hackers – y compris celui du projet GNU (gnu.org) – se sont passé le mot : Stallman est à Manhattan, sa ville d’origine, pour un discours récusant la récente campagne de Microsoft contre la licence GNU GPL (GNU General Public License).
Le discours porte sur l’histoire et l’avenir du mouvement pour le logiciel libre. L’endroit où il est prononcé est significatif. Moins d’un mois auparavant, le 3 mai 2001, le vice-président de Microsoft, Craig Mundie prononçait dans un lieu tout proche, la Stern School of Business de l’université de New York, un discours dénonçant la GPL, dispositif juridique conçu par Stallman seize ans auparavant.
Pensée pour contrer le principe du secret dans l’industrie logicielle (software secrecy) – tendance remarquée pour la première fois par Stallman dès 1980 lors de ses difficultés avec l’imprimante laser Xerox –, la GPL est devenue un outil central de la communauté du logiciel libre.
Pour simplifier, en s’adossant à la puissance juridique du copyright, la GPL maintient de manière irrévocable les logiciels en une forme de propriété commune, que les juristes contemporains nomment désormais digital commons (biens communs numériques). Une fois sous GPL, un logiciel ne peut plus être rendu privateur par personne. Dès que, par ce moyen, un auteur fait don d’un code à la communauté, la liberté qu’il confère aux utilisateurs de ce code est inaliénable. De plus, les versions dérivées doivent être couvertes par la même licence si elles comportent une partie substantielle du code source original. C’est pour cette raison que les détracteurs de la GPL l’ont qualifiée de « virale », suggérant à tort qu’elle se propage d’elle-même à tous les logiciels qu’elle touche.

Note

Dans les faits, la GPL n’a pas tout à fait ce pouvoir : si, sur votre machine personnelle, votre code côtoie un programme couvert par la GPL, votre code n’est pas pour autant soumis à la GPL. Pour plus d’informations sur la licence publique générale GNU : http://www.gnu.org.
« La comparaison avec un virus est trop sévère, dit Stallman. Il serait plus approprié de la comparer avec une plante grimpante, qui se met à pousser là où l’on en place des boutures. » Dans une économie de l’information de plus en plus dépendante des logiciels, et toujours davantage liée aux standards, la GPL est devenue un outil stratégique – tel le Big Stick de Roosevelt, appliqué au mouvement du logiciel libre2. Même les sociétés ayant d’abord tourné en dérision le « socialisme logiciel » s’accordent finalement à en reconnaître les bénéfices. Ainsi Linux, le noyau3 de système d’exploitation développé par l’étudiant finlandais Linus Torvalds en 1991, est-il publié sous la licence GPL, comme la plus grande partie du système GNU : GNU Emacs, le débogueur GNU, le compilateur C GCC4, etc. Ensemble, ces outils forment les composants du système d’exploitation libre GNU/Linux, développé, nourri et détenu par la communauté mondiale des hackers.
Loin d’être vue comme une menace, la GPL a même été un appui pour des compagnies spécialisées dans la haute technologie comme IBM, Hewlett Packard, et Sun Microsystems, qui vendent des applications et des services adaptés à l’infrastructure toujours plus évoluée des logiciels libres.
Si ces applications s’exécutent sur des systèmes GNU/Linux, elles n’en sont pas toujours pour autant elles-mêmes des logiciels libres, bien au contraire. La plupart sont des logiciels privateurs qui respectent aussi peu la liberté de l’utilisateur qu'un système Windows. Non libres, elles peuvent participer au succès de GNU/Linux mais sans contribuer à la finalité libératrice qui motiva la création de ce système.
La GPL est également considérée par ces entreprises comme une arme stratégique dans la longue guerre que livre la communauté des hackers à la compagnie de Redmond, État de Washington. De par l’hégémonie de son système d’exploitation Windows, cette dernière est en situation de quasi-monopole sur le marché des logiciels PC depuis la fin des années 1980. Microsoft serait ainsi le premier à pâtir d’un basculement massif de l’industrie logicielle vers la license GPL.
Chacun des programmes du colosse logiciel qu’est Windows est couvert par des copyrights et des contrats de licence (End User Licence Agreements – EULAs, « Contrat de licence utilisateur final » ou CLUF). Ces dispositifs stipulent le statut privateur non seulement des fichiers exécutables, mais aussi des codes source sous-jacents, auxquels l’utilisateur n’a de toute façon pas accès. Incorporer à l’un de ces programmes un code protégé par la virale GPL est interdit ; pour satisfaire aux obligations de cette dernière, c’est tout ledit programme que Microsoft serait légalement contraint de rendre libre. Les concurrents pourraient alors le copier, le modifier et en envoyer des versions améliorées, sapant de ce fait les bases du verrouillage imposé par Microsoft à ses utilisateurs.
D’où l’inquiétude grandissante de la compagnie quant au taux d’adoption de la GPL… D’où, aussi, le discours de Craig Mundie en 2001, démontant systématiquement la GPL, attaquant la conception « open source »5 du développement et de la vente de logiciels. D’où, enfin, la décision de Stallman de réfuter ce jour-là publiquement, sur ce même campus, les arguments de ce discours.
Deux décennies constituent une longue période pour l’industrie logicielle. Pensons que lorsque Stallman maudissait l’imprimante Xerox du AI Lab en 1980, Microsoft n’était encore qu’une start-up détenue par quelques personnes. IBM, considérée comme la société la plus puissante du secteur industriel du matériel informatique, n’avait pas encore introduit son premier ordinateur personnel, initiateur du boom des PC bon marché. La plupart des technologies qui nous entourent au quotidien – de la grande toile mondiale du World Wide Web à la télévision par satellite, en passant par les consoles de jeux vidéo 32 et 64 bits – n’existaient pas. Pas plus que les entreprises qui dominaient le début des années 2000 (AOL, Sun Microsystems, Amazon.com, Compaq, et Dell, notamment). La liste est longue.
Pour certains, qui raisonnent avant tout en termes de progrès plutôt que de liberté, la croissance fulgurante du marché des hautes technologies est un argument à la fois pour et contre la GNU GPL.
Certains y voient un recours nécessaire, en raison de la durée de vie toujours plus courte des plates-formes matérielles informatiques. Le risque d’acheter un produit obsolète pousse les consommateurs à se tourner massivement vers les sociétés les plus pérennes, avec pour résultat un oligopole où seuls quelques gros acteurs se partagent le marché. Le modèle économique du logiciel privateur mène selon eux à des situations de monopole et à des abus de position dominante, ainsi qu’à la stagnation du marché. Les puissants y accaparent tout l’oxygène, au détriment des concurrents et des start-ups innovantes.6
D’autres considèrent au contraire que la GPL précipitera la perte de ceux qui l’utilisent. Selon eux, vendre un logiciel est au moins aussi risqué que l’acheter. Sans la protection juridique de licences logicielles restrictives, et sans la perspective alléchante d’être seul détenteur d’un logiciel révolutionnaire initiant tout un nouveau marché (killer app7), plus aucune société n’aurait d’intérêt à se lancer. Là aussi, on verrait le marché stagner et l’innovation se tarir. Pour Craig Mundie, dans son discours du 3 mai sur ce même campus, la nature « virale » de la GPL « menace » toute entreprise dont l’actif principal est l’exclusivité qu’elle prétend détenir sur son logiciel. Mundie ajoutait : « Cela minerait l’avènement d’acteurs indépendants sur le marché logiciel, car il deviendrait alors impossible de distribuer des logiciels en faisant payer le produit lui-même plutôt que son seul coût de distribution. »8
Le succès tant de GNU/Linux que de Windows au cours des vingt dernières années tend à montrer qu’il y a du vrai dans ces deux approches à la fois. Toutefois, les activistes du logiciel libre, comme Stallman, pensent que le véritable enjeu du débat est ailleurs. La vraie question, à leurs yeux, n’est pas de savoir lequel des deux modèles aura le plus de succès, mais lequel est le plus éthique.
Quoi qu’il en soit, se battre pour conserver une masse critique reste un enjeu majeur dans l’industrie du logiciel. Ainsi, même les plus gros vendeurs, tel Microsoft, n’hésitent pas à prendre appui sur des entreprises tierces qui, par leurs outils, leurs logiciels ou leurs jeux, contribuent à renforcer l’attrait de la plate-forme pour le consommateur moyen. Se référant à l’évolution rapide du marché technologique des vingt dernières années, et l’impressionnant parcours de sa propre entreprise, Mundie conseille de ne pas se laisser emporter par la vogue récente du logiciel libre : « Les deux dernières décennies ont démontré qu’un schéma économique protégeant la propriété intellectuelle, associé à un modèle commercial permettant de récupérer les coûts de recherche et développement, peut générer d’impressionnants bénéfices économiques et les redistribuer largement. »
C’est à ces critiques que répond aujourd’hui le discours de Stallman. Moins d’un mois après ces déclarations, il se tient devant l’un des tableaux noirs du fond de la salle, impatient de riposter.
Si les vingt dernières années ont changé la face du marché logiciel, elles ont transformé plus encore Richard Stallman lui-même. Il n’est plus le hacker mince et rasé de près qui passait ses journées entières à communier avec son PDP-10 bien aimé. En lieu et place se trouve un homme d’âge moyen, bien portant, aux cheveux longs et à la barbe digne d’un rabbin. Un homme qui passe le plus clair de son temps à écrire et répondre à des courriels, haranguant ses confrères programmeurs, et donnant des discours comme celui d’aujourd’hui. Vêtu d’un t-shirt couleur eau et d’un pantalon en polyester marron, Stallman a l’allure d’un ermite du désert sortant d’un vestiaire de l’Armée du Salut.
La foule est constituée de visiteurs partageant ses goûts vestimentaires. Beaucoup sont venus avec leur portable et modem cellulaire : quoi de mieux pour enregistrer et transmettre les paroles de Stallman, via Internet, à un auditoire distant dans l’expectative. Le ratio des genres est d’environ quinze hommes pour une femme, et l’une des sept ou huit présentes tient un manchot en peluche, la mascotte officielle de Linux, alors qu’une autre porte un nounours.
Agité, Stallman quitte la scène et rejoint une chaise du premier rang, tapant quelques commandes sur un portable déjà ouvert. Durant les dix minutes suivantes, il reste concentré, oublieux du nombre croissant d’étudiants, de professeurs et d’admirateurs qui passent devant lui.
En préliminaire, le rituel baroque des formalités académiques doit être observé. La présence de Stallman ne mérite pas un, mais deux discours d’introduction. Mike Uretsky, co-directeur du Stern School’s Center for Advanced Technology, prononce le premier. « Le rôle d’une université est de favoriser le débat et d’être le lieu de discussions intéressantes. Cette présentation particulière, ce séminaire, entrent parfaitement dans ce cadre. Je trouve la question de l’open source tout particulièrement intéressante. »
Avant qu’Uretsky ne puisse prononcer un autre mot, Stallman est déjà debout, faisant de grands signes de bras tel un automobiliste en panne : « Je fais du logiciel libre !, lance-t-il sous les rires croissants. L’open source est un tout autre mouvement. » Les rires laissent place aux applaudissements. La salle est pleine de partisans de Stallman, des gens connaissant de réputation son exactitude verbale, mais aussi son conflit très médiatisé en 1998 avec les défenseurs de l’open source. Beaucoup sont venus pour assister à de tels éclats, tels des amateurs des émissions de radio de Jack Benny attendant sa traditionnelle réplique: « Maiiiis arrêêête çaaa ! ».
Uretsky se hâte de clore son introduction et cède la scène à Edmond Schonberg, professeur au département de sciences informatiques de l’université de New York. Programmeur et contributeur au projet GNU, Schonberg sait quels pièges linguistiques éviter. Il résume adroitement la carrière de Stallman, celle d’un programmeur des temps modernes.
« Richard est le parfait exemple de quelqu’un qui, en agissant localement, a commencé à penser globalement les problèmes liés à l’inaccessibilité des codes source. Il a développé une philosophie cohérente qui nous contraint tous à réexaminer nos idées sur la manière dont les programmes sont produits, sur la signification de la propriété intellectuelle9 et sur ce que représente en réalité la communauté du logiciel. »
Schonberg invite Stallman sous les applaudissements redoublés. Ce dernier prend un moment pour éteindre son portable, se lève puis monte sur scène.
Au départ, l’allocution de Stallman est plus proche d’un numéro comique de Catskills que d’un discours politique. « J’aimerais remercier Microsoft de m’avoir donné l’opportunité d’être présent sur cette estrade, ironise-t-il. Depuis ces dernières semaines, je me suis senti comme un auteur dont les livres ont été fortuitement interdits quelque part. »
Pour les néophytes, Stallman se lance, en guise d’échauffement, dans une rapide analogie. Il compare un logiciel à une recette de cuisine : les deux donnent d’utiles instructions, pas à pas, pour accomplir une tâche souhaitée. Ils peuvent être aisément modifiés en fonction des désirs spécifiques de l’usager, ou de circonstances particulières. « Vous n’avez pas à suivre une recette avec précision, note Stallman. Vous pouvez laisser de côté certains ingrédients. Ajouter quelques champignons parce que vous en raffolez. Mettre moins de sel car votre médecin vous le conseille – peu importe. »
« De surcroît, poursuit-il, logiciels et recettes sont faciles à partager. En donnant une recette à un invité, un cuisinier n’y perd que du temps et le coût du papier sur lequel il l’inscrit. Partager un logiciel nécessite encore moins, habituellement quelques clics de souris et un minimum d’électricité. Dans tous les cas, la personne qui donne l’information y gagne deux choses : davantage d’amitié et la possibilité de récupérer en retour d’autres recettes intéressantes. »
Stallman monte d’un cran : « Imaginez que les recettes soient emballées dans des boîtes noires. Vous ne pourriez pas connaître les ingrédients utilisés, encore moins les changer. Et si vous en faisiez une copie pour un ami, ils vous qualifieraient de pirate et essaieraient de vous faire emprisonner des années durant. Un tel changement susciterait un énorme scandale chez les gens ayant l’habitude de partager des recettes. Mais c’est exactement ce que nous impose le monde du logiciel propriétaire. Un monde dans lequel la bienséance commune envers les autres est prohibée ou empêchée. »
Après avoir posé cette analogie en introduction, Stallman se lance une nouvelle fois dans le récit de l’épisode de l’imprimante laser Xerox. À l’instar de l’analogie culinaire, l’histoire de l’imprimante est un procédé rhétorique fort utile. Structurée comme une parabole, elle illustre la volatilité des choses dans le monde du logiciel. L’auditoire, ramené à une ère antérieure à celle d’Amazon.com-achetez-en-un-clic, de Microsoft Windows et des bases de données Oracle, doit reconsidérer la notion de propriété logicielle sans les principaux logos corporatifs qui l’ornent alors.
Stallman livre son histoire avec tout le vernis et l’expérience d’un procureur menant son réquisitoire final. Arrivé au moment où le professeur de Carnegie Mellon lui refuse une copie du code source de l’imprimante, il fait une pause.
« Il nous avait trahi, dit-il. Mais pas seulement nous. Sans doute vous a-t-il trahi aussi. » Sur le mot « vous », Stallman pointe un doigt accusateur vers un membre insouciant de l’auditoire. La cible a à peine le temps de sourciller que les yeux de Stallman sont déjà ailleurs. Lentement et délibérément, il désigne un second auditeur, générant une vague de gloussements nerveux dans la foule « Et il vous a probablement trahi, vous aussi », dit-il désignant un spectateur trois rangées derrière le premier.
Au moment où Stallman désigne une troisième personne, un rire général succède à la fébrilité. Le geste semble mis en scène, et c’est le cas. Puis, lorsque vient le temps de clore son récit, Stallman embrasse d’un geste théâtral toute l’assemblée, avec l’art consommé d’un homme de scène. « Il a probablement trahi l’ensemble des personnes présentes dans cette salle – à l’exception, peut-être, de celles qui n’étaient pas encore nées en 1980, clame-t-il, provoquant de nouveaux rires. « Parce qu’il s’est engagé à refuser de coopérer avec pratiquement toute la population de la planète Terre. »
Stallman laisse ce commentaire faire son effet, avant d’ajouter : « Il a signé un accord de non-divulgation. »
Au cours des vingt dernières années, du chercheur académique déçu au leader politique, l’ascension de Richard Matthew Stallman est éloquente. Elle témoigne de sa nature opiniâtre et de sa volonté prodigieuse, de la clarté avec laquelle s’articule sa vision, et des valeurs du mouvement du logiciel libre qu’il a aidé à construire. Elle souligne la haute qualité des logiciels qu’il a créés, et qui ont assis sa réputation de programmeur légendaire. Elle met en relief la dynamique qu’a fait naître la licence GPL, innovation juridique que de nombreux observateurs voient comme son accomplissement le plus capital.
Plus important encore, cette ascension illustre la versatilité du pouvoir politique dans un monde de plus en plus soumis à la technologie informatique et aux logiciels qui en sont le moteur.
Peut-être est-ce pour cette raison, qu’à une époque où les célébrités du monde de la haute technologie tendent à décliner, l’étoile de Stallman brille davantage. Depuis le lancement du projet GNU en 1984, il fut tour à tour ignoré, caricaturé, diffamé et attaqué tant à l’extérieur du mouvement du logiciel libre qu’à l’intérieur. Le projet GNU n’en a pas moins réussi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés – non sans quelques retards notoires – et est ainsi demeuré pertinent dans un marché mille fois plus complexe que dix-huit ans plus tôt. Il en va de même de l’idéologie du logiciel libre, idéologie soigneusement mûrie par Stallman lui-même.

Culture L’acronyme récursif GNU’s Not Unix

GNU est l’acronyme de « GNU’s Not Unix » (GNU N’est pas Unix). Dans ce même discours du 29 mai 2001 à l’université de New-York, Stallman en résume l’origine : « Nous, hackers, cherchons toujours un nom drôle ou coquin pour un logiciel, parce que cela fait partie intégrante du plaisir de l’écrire. Nous avions cette tradition des acronymes récursifs, pour signifier que tel programme que vous écrivez est similaire à un autre déjà existant. Je cherchais un acronyme récursif pour Something Is Not Unix. J’ai essayé les vingt-six lettres, avant de découvrir qu’aucune combinaison ne composait un mot. J’ai décidé de recourir à la contraction du Is qui me permettrait d’obtenir un acronyme de trois lettres Something’s Not Unix. J’ai réessayé des lettres, et suis tombé sur ‘GNU’. C’est tout. »
Bien qu’amateur de jeux de mots, Stallman recommande aux programmeurs de prononcer le ‘g’ au début de l’acronyme (c’est-à-dire ‘gue-niou’). Cela aide à éviter la confusion non seulement avec le mot gnu (gnou), cette antilope africaine connochaetes gnou, mais aussi avec l’adjectif new (nouveau). « Nous y travaillons depuis dix-sept ans maintenant, alors ce n’est plus réellement nouveau », dit Stallman10.
Pour comprendre les raisons de cette adhésion massive, il n’est pas inutile d’examiner Richard Stallman à travers les témoignages de ceux qui collaborèrent ou luttèrent avec lui tout au long de ce parcours. Le personnage n’est pas complexe ; il est bien de ceux qui sont exactement ce qu’ils paraissent.
« Je crois que si vous voulez comprendre l’être humain qu’est Richard Stallman, vous devez vraiment considérer toutes ses facettes comme un ensemble cohérent », conseille Eben Moglen, juriste à la Free Software Foundation11 et professeur de droit à la Columbia University Law School. « Toutes les excentricités personnelles que beaucoup voient comme un obstacle à la compréhension de Stallman font réellement partie de lui : son fort sentiment de contrariété personnelle, son sens aigu de l’engagement éthique et son incapacité à faire des compromis, surtout face aux problèmes qu’il juge fondamentaux, sont autant de raisons qui expliquent ce qu’il a fait, et pourquoi. »
Il n’est pas aisé de retracer le voyage qui a commencé avec une imprimante laser, puis a conduit à une confrontation radicale avec l’entreprise à l’époque la plus riche du monde. Il faut prendre en compte de manière approfondie les forces qui ont consacré l’appropriation des logiciels dans notre société. Examiner de façon réfléchie le parcours d’un homme qui, comme bien des leaders politiques avant lui, connaît la malléabilité de la mémoire humaine. Il faut encore pouvoir interpréter les mythes et les mots chargés de sens politique qui se sont accumulés avec le temps autour de Stallman. Et comprendre, enfin, son génie en tant que programmeur, comme ses échecs et ses succès à transposer ce génie vers d’autres quêtes.
Lorsqu’il en vient à résumer personnellement ce cheminement, Stallman reconnaît la fusion, observée par Moglen, entre personnalité et principes. « La ténacité est mon point fort, reconnaît-il. La plupart des gens qui essaient de faire quelque chose de très difficile finissent par se décourager et abandonnent. Je n’ai jamais abandonné. »
Il reconnaît aussi une part de hasard. Sans la mésaventure avec l’imprimante laser, sans les conflits personnels et politiques compromettant sa carrière au MIT, sans une demi-douzaine d’autres facteurs opportuns, Stallman s’imagine très facilement prenant un autre chemin. Même si, aujourd’hui, il remercie les forces et les circonstances qui l’ont mis en position de changer le monde.
« J’avais exactement les compétences qu’il fallait », dit-il, résumant à son auditoire sa décision de lancer le projet GNU. « Il n’y avait personne d’autre, alors j’ai songé : ‘je suis élu. Je dois travailler sur ce projet. Qui, sinon moi ?’  »


1. Également surnommé « bourse des génies » (genius grant), le prix MacArthur récompense depuis 1978 aux États-Unis les travaux les plus créatifs et ingénieux tous domaines confondus.
2. Allusion à la pensée de Théodore Roosevelt qui aimait citer ce proverbe africain : « Parlez doucement et portez un gros bâton, vous irez loin ». Tout au long du vingtième siècle, la stratégie du Big Stick, portée par la droite américaine, consistait pour les États-Unis à profiter du poids considérable que leur conférait leur puissance industrielle, afin d’affirmer leur politique de la zone d’influence, garantie par la force. La doctrine du Big Stick est néanmoins plus ancienne. Elle berça notamment la fin du dix-neuvième siècle et justifia par exemple l’annexion de l’île de Guam, des Philippines, de Porto Rico ou de Panama (plusieurs fois). On retrouve des éléments de cette stratégie centenaire lors de la récente guerre du Golfe – NdT.
3. Comme nous le verrons plus tard, Linux n’est que le composant du système d’exploitation chargé de fournir les ressources de la machine aux programes.
4. GNU Compiler Collection. Il est issu du projet GNU qui comporte une collection de logiciels capables de compiler divers langages comme C, C++, Fortran, etc. Le projet GCC fut initié par Richard Stallman en 1985 et, depuis, il a été largement enrichi suivant l’évolution des langages utilisés – NdT.
5. Microsoft préfère ignorer l’expression « logiciel libre » et attaquer directement le camp apolitique de « l’open source » pour détourner l’attention du mouvement du logiciel libre (cf. chap. 11).
6. Voir Shubba Ghosh, Revealing the Microsoft Windows Source Code, Gigalaw.com (janvier 2000)[Ghosh, 2000].
7. Un logiciel révolutionnaire (killer app) peut très bien être libre. C’est le cas du légendaire navigateur Mosaic, créé en 1993 et à l’origine de Netscape puis de Firefox. Sa licence permettait des dérivés non commerciaux sous certaines restrictions. De plus, le lecteur l’aura compris : le marché du logiciel est une sorte de loterie où le nombre de participants augmente avec le potentiel de gains. Pour un bon résumé sur le phénomène du logiciel révolutionnaire, voyez [Ben-David, 2000].
8. Voir le discours de Craig Mundie (vice-président senior, Microsoft Corp.), prononcé le 3 mai 2001 à la New York University Stern School of Business : [Mundie, 2001].
9. Si ce discours avait eu lieu de nos jours, Stallman s’opposerait à l’emploi de l’expression « propriété intellectuelle », qu’il considère source de confusion ([Stallman, 2008]).
10. D’après les notes de l’auteur et la transcription du discours de Richard Stallman du 29 mai 2001 à l’université de New York, « Free Software: Freedom and Cooperation » : http://www.gnu.org/events/rms-nyu-2001-transcript.txt
11. La Fondation pour le logiciel libre est une fondation américaine à but non lucratif basée à Boston, Massachusetts. À l’initiative de Richard Stallman, elle fut créée en 1985 afin de lever des fonds pour supporter le projet GNU. Actuellement la FSF promeut le logiciel libre en général, œuvre à la défense de ses intérêts et développe le projet GNU ainsi que toutes ses ramifications. C’est une organisation politique et lobbyiste jouant un rôle incontournable dans la définition du logiciel libre aujourd’hui. Pour plus d’information voyez le site de la FSF : http://www.fsf.org, et sur l’histoire du projet GNU : http://gnu.org/gnu/thegnuproject.html – NdT.



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