Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée
Chapitre
5
Une oasis de liberté
2009-11-25 / 2010-01-18


J’ai corrigé dans ce chapitre certaines erreurs, y compris concernant mes pensées ou sentiments supposés. J’ai gommé dans la description de certains événements une hostilité injustifiée. Les impressions de Sam Williams sont bien sûr demeurées lorsque présentées comme telles.
Toute personne ayant passé plus d’une minute en présence de Richard Stallman vous dira la même chose : oubliez les cheveux longs, l’apparente excentricité. La première chose que vous noterez est son regard. Plongez dans ses yeux verts et vous saurez que vous êtes en présence d’un vrai croyant.
Qualifier d’intense le regard de Stallman est un euphémisme. Il fait plus que vous voir, il vous transperce. Même quand, momentanément, vos yeux s’égarent ailleurs par une simple politesse primitive, ceux de Stallman restent fixés, comme deux faisceaux de photons crépitant sur votre visage.
C’est sans doute pour cela que les comparaisons religieuses abondent à son sujet. En 1998, dans un article de Salon.com intitulé « Le saint du logiciel libre », Andrew Leonard voit les yeux verts de Stallman comme « rayonnants du pouvoir d’un prophète de l’Ancien Testament »1. En 1999, un article du magazine Wired déclare que Stallman et sa barbe font « penser à Raspoutine »2, tandis que le journal londonien The Guardian fait de son sourire celui « d’un disciple voyant Jésus »3.
Et ce ne sont là que quelques extraits des nombreuses comparaisons religieuses qui ont été publiées, la plus extrême à cette date étant attribuée à Linus Torvalds qui, dans son autobiographie, écrit : « Richard Stallman est le dieu du logiciel libre »4. Quant à Lawrence Lessig, il compare Stallman à Moïse dans une note de bas de page de son ouvrage5.
Lors d’une dernière entrevue avec Stallman, je lui demandai ce qu’il pensait des comparaisons religieuses : « Certaines personnes me comparent en effet à un vieux prophète de l’Ancien Testament, et la raison en est que ces prophètes dénonçaient certaines pratiques sociales inadéquates. Jamais ils n’auraient transigé sur des questions d’ordre moral. Ils ne pouvaient être achetés, et ils étaient habituellement méprisés. »






Ces comparaisons sonnent vrai sans toutefois rendre compte de la part vulnérable du personnage. Observez son regard assez longtemps, et vous commencerez à noter des changements subtils. Ce qui ne ressemble au début qu’à une tentative d’intimidation ou d’hypnose se révèle à mesure n’être qu’une tentative frustrée d’établir et de maintenir le contact. Si sa personnalité revêt quelques traits d’autisme ou du syndrome d’Asperger (hypothèse que Stallman envisagea parfois), ses yeux constituent à eux seuls une confirmation du diagnostic. Même à leur plus forte intensité, ils se font nuageux et distants, comme ceux d’un animal blessé se préparant à rendre l’âme.
Ma première rencontre personnelle avec ce regard légendaire remonte à mars 1999, au salon LinuxWorld de San Jose, en Californie. Étiquetée comme le coming out de la communauté Linux, cette convention fut aussi l’événement qui réintroduisit Stallman dans la presse spécialisée. Déterminé à faire valoir sa véritable part de mérite, Stallman s’y était rendu pour instruire les spectateurs et les journalistes sur l’histoire du projet GNU et ses objectifs ouvertement politiques.
En tant que journaliste couvrant l’évènement, j’avais reçu par ailleurs une documentation sur Stallman lors d’une conférence de presse annonçant la sortie de Gnome 1.0, une interface utilisateur graphique libre.
Involontairement, je déclenchai en masse tous les signaux d’alerte en lançant ma toute première question à Stallman lui-même : « Pensez-vous que la maturité de Gnome aura des conséquences sur la popularité commerciale du système d’exploitation Linux ? »
Ses yeux se fixant immédiatement sur les miens, il répondit : « Je vous demande d’avoir l’obligeance d’arrêter d’appeler ce système d’exploitation ‘Linux’. Le noyau Linux n’est qu’une petite partie du système d’exploitation. De nombreux programmes qui font partie du système que vous appelez Linux n’ont pas du tout été développés par Linus Torvalds. Ils ont été créés par les bénévoles du projet GNU, contribuant au développement de ces programmes sur leur temps libre, afin que les utilisateurs puissent avoir un système d’exploitation libre tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ne pas reconnaître la contribution de ces développeurs est, d’une part, impoli, et d’autre part, une mauvaise représentation de l’histoire. C’est pourquoi je vous demande, lorsque vous faites référence à ce système d’exploitation, de bien vouloir lui donner son véritable nom : GNU/Linux. »
Notant ces mots sur mon calepin, je remarquai un silence surnaturel dans la pièce où nous étions entassés. Quand je finis par lever les yeux, je trouvai ceux de Stallman qui m’attendaient, impassibles. Timidement, un second journaliste posa une question, en s’assurant bien d’utiliser l’expression « GNU/Linux », et non « Linux ». Miguel de Icaza, le leader du projet Gnome, répondit. Ce ne fut qu’à la moitié de la réponse d’Icaza que les yeux de Stallman se détachèrent des miens. À cette seconde, je sentis un léger frisson me parcourir . Lorsque Stallman commença à faire la leçon à un autre journaliste sur une erreur de diction, je sentis une pointe de soulagement culpabilisante. « Au moins, il n’est pas en train de me regarder », pensai-je.
Pour Stallman, ce genre de confrontation avait son utilité. Vers la fin de la première convention LinuxWorld, la plupart des journalistes savaient qu’il ne fallait pas utiliser le terme « Linux » devant lui, et wired.com était prêt à publier une histoire comparant Stallman à un révolutionnaire pré-stalinien effacé des livres d’histoire par les hackers et les entrepreneurs, désireux de minimiser l’importance des objectifs trop politisés de son projet6. D’autres articles suivirent ; peu de journalistes utilisaient l’appellation GNU/Linux dans leurs écrits, mais la plupart étaient prompts à reconnaître Stallman comme l’instigateur du mouvement pour créer un système d’exploitation libre, quinze ans plus tôt.






Je ne devais rencontrer à nouveau Stallman que dix-sept mois plus tard. Entre temps, il visita la Silicon Valley une fois de plus pour la convention « LinuxWorld Show », en août 1999. Bien qu’il ne fût pas invité à y donner de discours, Stallman s’y fit tout de même l’auteur de la plus belle phrase de l’événement. Alors qu’il acceptait, au nom de la Fondation pour le logiciel libre (FSF – Free Software Foundation), le prix Linus Torvalds pour services rendus à la communauté (un prix qui empruntait son nom à celui du développeur de Linux), Stallman ironisa : « Donner le prix Linus Torvalds à la FSF est comme donner le prix Han Solo à la Rébellion ».
Cette fois, par contre, le commentaire ne trouva pas grand écho dans les médias. Au milieu de la semaine suivante, Red Hat Inc., distributeur fort connu de GNU/Linux, entra en bourse. La nouvelle confirma ce que nous, journalistes, soupçonnions déjà : le mot « Linux » était sur toutes les lèvres de Wall Street, tout comme l’étaient auparavant e-commerce et .com. Alors que le marché boursier abordait le passage à l’an 2000 comme une hyperbole approche son asymptote verticale, toute discussion abordant la question des logiciels libres ou de l’open source sous l’angle politique tomba rapidement dans l’oubli.
D’où, peut-être, l’absence remarquée de Stallman, lorsque le LinuxWorld enchaîna sur une troisième convention en août 2000.






Ma deuxième rencontre avec Stallman et son regard légendaire eut lieu peu après ce troisième LinuxWorld. Apprenant que Stallman allait passer dans la Silicon Valley, j’organisai une entrevue à l’heure du déjeuner à Palo Alto, en Californie. Le choix du lieu semblait ironique, et pas seulement à cause de l’absence de Stallman à la convention. À l’exception de Redmond dans l’état de Washington, peu de villes offraient un tel témoignage de la richesse économique induite par le commerce des logiciels privateurs. Je m’y rendis en voiture depuis Oakland, curieux de savoir comment, ayant passé le plus clair de sa vie à vilipender notre penchant culturel pour la cupidité et l’égoïsme, Stallman se débrouillait dans une ville où la moindre maisonnette valait autour d’un demi-million de dollars.
Je suivis les indications fournies par Stallman et arrivai au siège de Art.net, « Association d’artistes virtuels » à but non lucratif. Situées dans une maison bordée de haies dans un coin du nord de la ville, les installations de Art.net avaient un petit côté plaisamment déglingué. Que Stallman soit venu se tapir au fin fond de la Silicon Valley sembla soudain une idée moins surprenante.
Je le trouvai assis dans une pièce sombre, pianotant sur son ordinateur portable gris. Dès que j’entrai, il me fixa avec toute l’intensité des deux cents watts de son regard. Il m’offrit un « bonjour » réconfortant mais avant même que j’aie pu terminer de lui retourner la politesse, il avait déjà retrouvé l’écran du portable.
« Je termine un article sur l’esprit du hacking, dit-il sans cesser de taper. Regardez. »
Je lus. La pièce était faiblement éclairée, et il me fallut un moment pour m’habituer au texte d’un vert blanchi sur fond noir, les couleurs étant inversées par rapport à l’affichage de rigueur dans la plupart des traitements de texte. Il s’agissait du compte rendu d’un dîner récent, dans un restaurant coréen. Avant le repas, Stallman avait remarqué que la personne ayant dressé la table avait laissé devant la place de Stallman six baguettes, au lieu des deux habituelles. La plupart des gens auraient fait fi des deux paires supplémentaires, mais Stallman avait préféré trouver une façon d’utiliser les six baguettes en même temps. Une solution qui, comme bien des programmes de hackers, était tout aussi ridicule qu’originale et illustrait son propos.
Alors que je lisais l’extrait, je sentis qu’il me regardait, absorbé. Je relevai la tête et lus sur son visage un demi-sourire, fier et enfantin. Mon compliment ne suscita guère que la levée d’un sourcil. « Je serai prêt dans un instant », dit-il.
Stallman se remit au clavier de son portable. Rectangle gris et massif, l’appareil était l’antithèse des portables élancés qui avaient la faveur des programmeurs, à la récente convention LinuxWorld. Au-dessus du clavier s’en trouvait un plus léger et plus petit, rappel des mains vieillissantes de Stallman. En effet, au milieu des années 1990, les douleurs étaient devenues si insoutenables qu’elles l’avaient conduit à engager un dactylographe7.
Stallman a tendance à ignorer tout stimulus externe lorsqu’il travaille. À l’observer, les yeux rivés sur l’écran alors que ses doigts dansent sur le clavier, on songe à deux amis de longue date pris dans une intense conversation.
La séance se termina avec quelques coups forts assénés sur les touches, puis le rangement du portable. « Prêt pour le déjeuner ? », demanda Stallman.






Nous marchâmes jusqu’à ma voiture. Se plaignant d’une entorse, Stallman avançait lentement, en boitant. La faute à une blessure au tendon du pied gauche, survenue trois ans avant, qui avait empiré à un point tel que Stallman, grand amateur de danse folklorique, avait été obligé d’abandonner toute pratique. « J’aime énormément la danse folklorique, se lamentait-il. Ne plus pouvoir danser est une vraie tragédie pour moi. »
Le corps de Stallman en témoignait aussi. Le manque d’exercice l’avait laissé joufflu et ventru, une bedaine qui se voyait moins l’année précédente. Une prise de poids probablement sérieuse, car en marchant, Stallman cambrait le dos, telle une femme enceinte s’accommodant d’un poids inhabituel.
Stallman s’arrêta pour sentir le parfum des roses, ralentissant un peu plus le rythme de notre marche. Visant une floraison particulièrement belle, il approcha son nez des pétales centraux, inspira profondément et recula avec un soupir de satisfaction.
« Hmmm, rhinophytophilie ! »8, s’exclama-t-il en se frottant le dos.
Le trajet jusqu’au restaurant dura moins de trois minutes. Suivant la recommandation de Tim Ney, ancien directeur exécutif de la FSF, j’avais laissé à Stallman le choix du restaurant. Alors que certains journalistes étaient prompts à grossir le trait concernant le style de vie supposément monacal de Stallman, je faisais quant à moi face à un véritable épicurien s’agissant de nourriture. L’un des privilèges du missionnaire parcourant le globe pour y délivrer la bonne parole du logiciel libre est d’avoir le droit partout de goûter les meilleurs mets. « Prenez n’importe quelle grande ville dans le monde, il y a des chances que Richard y connaisse le meilleur restaurant, rapporte Ney. Il est très fier d’en connaître le menu et de pouvoir commander pour tous les convives » (avec leur accord, bien entendu).
Pour notre repas, Stallman avait choisi un restaurant cantonnais de vapeurs dimsum, à deux rues de University Avenue, la principale artère de Palo Alto. Un choix influencé en grande partie par son récent voyage en Chine – qui incluait un arrêt à Hong Kong – mais aussi par son peu de goût pour les cuisines du Hunan et du Sichuan, plus relevées. « Je ne suis pas emballé par la cuisine épicée », dit Stallman.
Nous arrivâmes quelques minutes après onze heures et dûmes patienter vingt minutes. Connaissant l’aversion des hackers pour le temps perdu, je retenais mon souffle, craignant une saute d’humeur. Contre toute attente, Stallman accueillit la nouvelle avec philosophie.
« Dommage que nous n’ayons pas trouvé quelqu’un pour se joindre à nous, me dit-il. C’est toujours plus agréable de manger en groupe. » Pendant l’attente, Stallman effectua quelques pas de danse. Ses gestes étaient tout juste esquissés mais habiles.






Nous discutâmes de l’actualité. La seule chose qu’il regrettait, en ayant raté la conférence LinuxWorld, était d’avoir manqué le lancement de la GNOME Foundation. Soutenue par Sun Microsystems et IBM, la fondation constitue à bien des égards une preuve pour Stallman que logiciel libre et économie de marché ne s’excluent pas nécessairement l’un l’autre. Mais au-delà, il n’approuvait pas le message livré par cet événement.
« De la manière dont les choses ont été présentées, les compagnies parlaient de Linux sans jamais mentionner le projet GNU », dit-il.
Ce genre de déception ne faisait que contraster avec l’accueil chaleureux rencontré outremer, surtout en Asie, notait Stallman. Un survol rapide de ses voyages en l’an 2000 témoignait bien de la popularité grandissante du message porté par le mouvement du logiciel libre. Entre ses visites en Inde, en Chine et au Brésil, Stallman n’avait passé que douze des cent quinze derniers jours sur le sol américain. Ses voyages lui avaient donné l’opportunité de voir comment le concept du logiciel libre se traduisait dans différentes langues et dans d’autres cultures.
« En Inde, beaucoup sont intéressés par les logiciels libres parce qu’ils y voient un moyen de construire une infrastructure informatique sans dépenser une fortune. En Chine, le concept met du temps à s’enraciner. Comparer le logiciel libre à la liberté de parole est plus compliqué lorsqu’il n’y a justement pas de liberté de parole. Mais quand même, l’intérêt accordé au logiciel libre était sérieux, lors de ma dernière visite. »






La conversation se tourna vers Napster, la compagnie de logiciels de San Mateo en Californie, devenue une célébrité dans les médias ces derniers mois9. La compagnie avait mis sur le marché un outil informatique controversé, qui laissait les mordus de musique échantillonner et télécharger les fichiers d’autres mordus de musique. Grâce au pouvoir attractif de l’Internet, ce logiciel soi-disant pair-à-pair (peer-to-peer ou P2P) était devenu de facto un véritable juke-box en ligne, donnant le moyen à tout amateur d’écouter de la musique en format MP3 sur son ordinateur sans payer de droits, au grand dam des compagnies de disques.
Bien que basé sur la plate-forme d’un logiciel non libre, le système Napster tirait son inspiration d’une thèse longtemps soutenue par Stallman, à savoir qu’une fois une œuvre passée sous forme numérique (en d’autres termes, lorsqu’il n’était plus question de dupliquer des sons ou des atomes mais de dupliquer de l’information), la naturelle propension humaine à partager cette œuvre devenait plus difficile à restreindre.
Au lieu d’imposer des restrictions supplémentaires, les dirigeants de Napster avaient décidé de tirer avantage de cette propension. En proposant aux amateurs de musique un lieu central pour échanger des fichiers musicaux, la compagnie avait misé sur la transformation du trafic des usagers en opportunité commerciale.
Le succès soudain du modèle de Napster suscita d’importantes craintes chez les compagnies de disques traditionnelles. Et pour cause : quelques jours seulement avant ma rencontre avec Stallman à Palo Alto, la juge Marilyn Patel de l’U.S. District Court avait émis une ordonnance contre le service d’échange de fichiers, à la demande de la puissante Association américaine de l’industrie du disque (RIAA – Recording Industry Association of America). Cette ordonnance fut par la suite suspendue par la Neuvième cour d’appel fédérale américaine (U.S. Ninth District Court of Appeals). Début 2001, toutefois, la cour d’appel avait également considéré que la compagnie de San Mateo enfreignait la loi sur le copyright10. Une décision que la porte-parole de la RIAA, Hillary Rosen, avait plus tard accueillie comme une « victoire pour la communauté des créateurs et le commerce électronique licite. »11






Pour les hackers, tel Stallman, le modèle commercial de Napster était embarrassant, à bien des égards. La volonté de la compagnie de s’approprier des principes hackers éprouvés, comme le partage de fichiers et la propriété commune de l’information, alors que l’on vendait un service utilisant un logiciel non libre, envoyait un signal confus et plutôt pénible. Ayant déjà de la difficulté à faire passer son propre message de façon bien articulée dans les médias, Stallman se montra plutôt réticent quand vint le moment de parler de cette compagnie. Il admit tout de même avoir tiré quelques enseignements du phénomène social Napster.
« Avant Napster, je pensais qu’il suffisait de pouvoir distribuer en privé des œuvres du domaine du divertissement. Le nombre de gens qui trouvent Napster utile me semble montrer au contraire que le droit de redistribuer des copies non seulement de voisin à voisin mais aussi auprès du grand public, est essentiel et ne peut donc être retiré. »
À peine eut-il fini cette phrase que la porte du restaurant s’ouvrit. L’hôtesse nous invita à entrer. En quelques secondes, nous fumes assis à côté d’un grand mur paré de miroirs, dans un coin du restaurant.
Le menu servait de formulaire de commande, et Stallman en était déjà à cocher les cases avant même que notre eau ne soit servie. « Rouleaux de crevettes frites enveloppés dans des feuilles de tofu séchées, disait-il à voix haute. La texture de la feuille de tofu séchée est très intéressante. Je crois que nous devrions en commander. »






Ce dernier commentaire nous amena à une discussion sur la cuisine chinoise et sa récente visite en Chine. « La cuisine chinoise est absolument exquise », commenta Stallman, sa voix se chargeant d’une pointe d’émotion, pour la première fois de la matinée. « Il y a tellement de produits différents que je n’ai jamais vus aux États-Unis, des produits locaux faits de champignons et de légumes de la région. C’en était au point que je tenais un journal pour détailler chacun de ces merveilleux repas ! »
La conversation se tourna vers la cuisine coréenne. Durant sa tournée asiatique en juin 2000, Stallman était allé visiter la Corée du Sud. Son arrivée avait enflammé les médias locaux. En effet, la même semaine, Bill Gates, le fondateur et PDG de Microsoft, participait là-bas à une conférence sur les logiciels. Outre sa photo juste au-dessus de celle de Gates à la Une du plus grand journal de Séoul, Stallman considérait la nourriture comme le summum du voyage : « On m’a servi un bol de naeng myun, des nouilles froides. Elles procurent une sensation intéressante. Selon les régions, on n’utilise pas tout à fait le même genre de nouilles pour le naeng myun, et je peux dire avec une certitude absolue que c’était le naeng myun le plus exquis que j’aie jamais goûté. »
Le terme « exquis » était une authentique louange de la part de Stallman. Je devais vite m’en rendre compte, car quelques instants après avoir entendu sa rhapsodie en l’honneur des naeng myun, je sentis le faisceau laser de ses yeux brûler par dessus mon épaule droite. « Il y a une femme des plus exquises assise juste derrière vous », indiqua-t-il.
Je me tournai pour regarder, apercevant du coin de l’oeil le dos d’une femme. Elle était jeune, dans la vingtaine, et portait une robe blanche cousue de paillettes. Elle et son compagnon de table réglaient la note. Je n’eus pas à les regarder pour savoir qu’ils avaient quitté le restaurant car les yeux de mon interlocuteur perdirent soudainement de leur intensité. « Oh, non ! » dit-il. « Ils sont partis. Et dire que je ne la reverrai probablement jamais. » Après un bref soupir, Stallman se ressaisit.






Cet intermède m’offrait l’occasion d’aborder la question de sa réputation, parfois contradictoire, vis-à-vis du sexe opposé. Nombre de hackers rapportaient que Stallman accueillait les dames d’un baisemain12. Pourtant, dans un article de Salon.com en date du 26 mai 2000, il est dépeint comme un hacker à la Lothario13. La journaliste, Annalee Newitz, pour documenter la relation entre amour libre et logiciel libre, y présente un Stallman rejetant les valeurs familiales traditionnelles, et le cite : « Je crois en l’amour, mais pas en la monogamie. »14 Le menu de Stallman s’abaissa un brin lorsque j’amenai le sujet.
« Bon. La plupart des hommes semblent ne vouloir que le sexe, et ont une attitude plutôt méprisante envers les femmes, dit-il. Même celles avec lesquelles ils sont liés. C’est une chose que je n’ai jamais réussi à comprendre. »
Je lui mentionnai le passage du livre de 1999, Open Sources, dans lequel il confessait avoir voulu nommer l’infortuné noyau GNU en l’honneur d’une petite amie de l’époque. Elle s’appelait Alix, prénom parfait pour la convention des développeurs d’Unix, voulant que les noms de systèmes d’exploitation ou de noyaux (« Linux » par exemple) se terminent par un « x ». Alix, qui administrait des systèmes Unix, avait dit un jour à ses amis qu’elle souhaitait qu’un noyau porte son nom. Stallman décida alors de lui faire la surprise de nommer « Alix » le noyau GNU. Le développeur principal le renomma Hurd15, tout en gardant « Alix » pour une partie du noyau. Lorsqu’un des amis d’Alix le lui apprit, cette dernière en fut touchée – même si une refonte de Hurd entraîna plus tard l’élimination de cette fraction du noyau16.
Pour la première fois de toute la matinée, Stallman sourit. J’abordai le sujet du baisemain. « Oui, je le fais, répondit-il. Je trouve que c’est une manière d’offrir de l’affection que bien des dames apprécient. C’est l’occasion d’offrir un peu d’affection et d’être apprécié en retour. »
L’affection n’était qu’un fil ténu parcourant l’existence de Richard Stallman, et il se montrait douloureusement sincère lorsque la question était soulevée. « Il n’y a vraiment pas eu beaucoup d’affection dans ma vie, sauf dans ma tête », dit-il. Dès lors, la discussion devint rapidement inconfortable. Après quelques réponses lapidaires, il finit par lever son menu, coupant court à l’interrogatoire.
« Voudriez-vous du shu mai ? », demanda-t-il.






Le repas arrivé, la conversation rebondit entre les différents services. Nous discutions de l’inclination notoire du hacker pour la nourriture chinoise, des excursions hebdomadaires dans le district de Chinatown à Boston pendant ses années de programmeur au AI Lab, et de la logique sous-jacente de la langue chinoise et de son système d’écriture propre.
Chacune de mes questions rencontrait une réponse érudite de la part de Stallman : « J’ai entendu des gens parler shanghaïen la dernière fois que j’étais en Chine. C’était intéressant à entendre, et très différent [du Mandarin]. Je leur ai fait dire des mots apparentés en mandarin et shanghaïen. Dans certains cas, vous voyez la ressemblance, mais une question qui me turlupinait était de savoir si l’intonation serait similaire. Elle ne l’est pas. Ça, ça m’intéresse parce qu’il y a une théorie qui dit que les tonalités ont évolué à la suite d’ajout de syllabes qui ont été perdues et remplacées. Les effets ont survécu dans les tons. Si c’est exact, et on sait que de tels changements arrivent au cours de l’histoire, les dialectes doivent avoir divergé avant la perte de ces syllabes finales. »
Le premier plat, une assiette de gâteaux aux navets sautés, arriva. Nous prîmes un moment pour couper les larges rectangles qui sentaient le chou bouilli, mais avaient le goût de beignets de pommes de terre frits dans du lard.
Je revins sur la question de son exclusion sociale, en lui demandant si son adolescence avait conditionné sa propension à prendre des positions impopulaires, surtout l’âpre combat qu’il mène depuis 1994 auprès des usagers informatiques pour qu’ils utilisent le terme « GNU/Linux » au lieu de « Linux ».
« Je crois que ça [mon exclusion] m’a aidé, répondit-il en mâchant une boulette de pâte. Je n’ai jamais compris ce que la pression des pairs pouvait faire aux autres. Je pense que la raison est que je me sentais tellement rejeté que pour moi, il n’y avait rien à gagner à suivre les tendances. Il n’y aurait eu aucune différence. Je serais demeuré tout aussi exclu, alors je n’ai rien suivi. »
Stallman parla de ses goûts musicaux comme exemple de ses tendances anticonformistes. Adolescent, lorsque la plupart de ses collègues de classe écoutaient du Motown et de l’acid rock, lui préférait la musique classique. Le souvenir lui rappela un des rares épisodes comiques de ses années en tant que collégien.
Après le passage des Beatles à l’émission Ed Sullivan Show en 1964, la plupart de ses camarades s’étaient précipités pour acheter les derniers singles et albums du groupe. À ce moment précis, Stallman décida de boycotter les Fab Four : « J’appréciais quelques chansons populaires pré-Beatles. Mais je n’aimais pas les Beatles. Je détestais particulièrement la manière folle dont réagissaient les gens à leur sujet. C’était à qui aurait le groupe qui les adulerait le plus ! » Son boycott n’ayant prise sur personne, Stallman chercha d’autres moyens pour décrier l’esprit grégaire de ses pairs. Il raconta avoir brièvement imaginé de créer une formation musicale dans le but de satiriser le groupe de Liverpool : « Je voulais appeler ça ‘Tokyo Rose and the Japanese Beetles’. »
Connaissant sa prédilection pour la musique folklorique internationale, je lui demandai s’il avait une affinité similaire pour Bob Dylan ou d’autres musiciens du début des années 1960. Stallman hocha la tête. « J’aimais Peter, Paul et Mary, dit-il. Ça me rappelle un grand filk. »
Lorsque je lui demandai une définition de « filk », Stallman m’expliqua que le terme était originellement utilisé par les mordus de science-fiction pour désigner la parodie des paroles d’une chanson (ces dernières décennies, certains sont même allés jusqu’à écrire des mélodies). Parmi les filks classiques, on retrouvait « On Top of Spaghetti », une révision de « On Top of Old Smokey », et « Yoda » du maître du genre Al Yankovic, sa chanson reprenant « Lola » des Kinks, revue à la sauce Guerre des Étoiles.
Stallman me demanda si je désirais l’entendre. Sitôt que j’eus acquiescé, il entonna d’une voix étonnamment claire l’air de la chanson « Blowin’ in the Wind » de Bob Dylan, avec ces paroles :
How much wood could a woodchuck chuck,
If a woodchuck could chuck wood ?
How many poles could a pollack lock,
If a pollack could lock poles ?
How many knees could a negro grow,
If a negro could grow knees?
The answer, my dear,
Is stick it in your ear.
The answer is « stick it in your ear »


Combien de bois pourrait chucker une marmotte,
Si une marmotte pouvait chucker du bois ?
Combien de mâts pourrait bloquer un Polonais,
Si un Polonais pouvait bloquer des mâts ?
Combien d’genoux pourrait faire pousser un nègre,
Si un nègre pouvait faire pousser des g’noux ?
La réponse, très cher,
c’est mets-le toi dans l’oreille.
La réponse, c’est de se le mettre dans l’oreille… 17
La chanson terminée, les lèvres de Stallman se courbèrent en un demi-sourire enfantin. Je regardai les tables environnantes. Des familles asiatiques se régalaient de leur déjeuner du dimanche, faisant peu de cas de cet alto barbu qui se trouvait parmi eux. Après un moment d’hésitation, je finis par sourire également.
« Voulez-vous cette dernière boulette de maïs ? », demanda Stallman, les yeux étincelants. Avant même que je puisse réagir au jeu de mots18, il s’en empara de ses deux baguettes et la leva fièrement. « Sans doute devrais-je être celui qui prendra cette boulette », poursuivit-il. La nourriture disparue, notre conversation reprit le cours habituel d’une interview. Stallman se cala bien dans sa chaise et souleva délicatement sa tasse de thé dans le creux de ses mains.
Nous reprîmes le sujet de Napster et sa relation avec le mouvement du logiciel libre.
« Les principes du logiciel libre devaient-ils s’appliquer à des domaines similaires tels que la publication musicale ? » demandai-je. « C’est une erreur que de transposer à un autre problème une réponse existante », dit-il, marquant la distinction entre musique et logiciel. « La bonne approche consiste à examiner chaque type d’œuvre et à en tirer les conclusions que vous pouvez. »






Stallman propose de classer les œuvres soumises au copyright en trois catégories. La première, fonctionnelle, comprend les logiciels informatiques, les dictionnaires, les manuels. La deuxième comprend les œuvres ayant rôle de témoignage – par exemple des documents scientifiques ou historiques. Leur fonction pourrait être mise à mal si les auteurs comme les lecteurs étaient libres de les modifier à volonté. Cette catégorie inclut aussi les œuvres d’expression personnelle – journaux intimes, autobiographies… – dont la modification reviendrait à falsifier les souvenirs d’une personne ou ses opinions, ce que Stallman considère comme injustifiable d’un point de vue éthique. Enfin, la troisième catégorie concerne les travaux artistiques et de divertissement19.
Les droits accordés aux utilisateurs de chaque œuvre doivent, pour Stallman, être adaptés au type d’œuvre. Ainsi pour la première catégorie des œuvres fonctionnelles, les utilisateurs devraient-ils se voir conférer le droit illimité d’en faire des versions modifiées. Pour les deuxième et troisième catégories, les droits de l’utilisateur devraient être modulés selon le souhait de l’auteur.
Cependant, Stallman insiste sur le fait que, quelle que soit la catégorie de l’œuvre, la liberté de copier et de redistribuer de manière non commerciale devrait s’appliquer intégralement et en tout temps. Si cela signifie de laisser les internautes imprimer une centaine de copies d’un article, d’une image, d’une chanson ou d’un livre et ensuite d’en distribuer par courriel les copies à une centaine d’étrangers, alors qu’il en soit ainsi.
« Il est évident que la redistribution privée occasionnelle doit être permise, parce que seul un état policier peut arrêter cela, dit-il. Il est antisocial de s’immiscer dans les relations entre les personnes et leurs amis. Napster m’a convaincu que nous avons également besoin de permettre – nous devons permettre – même la redistribution non commerciale au grand public pour l’unique plaisir de la chose : il y a tant de gens qui veulent le faire et trouvent cela très utile ! »






Lorsque je demandai si les cours de justice pourraient jamais accepter d’être aussi permissives, Stallman m’interrompit : « Vous ne posez pas la bonne question, et vous changez complètement de sujet. Vous mélangez la question de l’éthique, et celle de l’interprétation de la loi. Et ce sont deux questions totalement indépendantes, qu’il est inutile de relier. Les juges continueront de toute façon à interpréter les lois existantes avec sévérité, puisque ces lois ont été commandées par les grosses compagnies d’édition dans ce seul but. »
Ce commentaire illustre bien la philosophie politique de Stallman. Que l’arsenal juridique soit le soutien des entreprises qui veulent assimiler le copyright à une réplique logicielle de la traditionnelle propriété foncière n’oblige en rien les utilisateurs de logiciels à jouer un tel jeu. La liberté est en effet une question éthique, et non juridique.
« Au-delà des lois telles qu’elles existent, je vois ce qu’elles devraient être, dit-il. Je n’essaie pas de proposer une législation, je me demande plutôt à quoi elle devrait servir. Pour moi, une loi qui interdit de partager avec des amis a aussi peu de fondement moral que les lois Jim Crow20 ; elle ne mérite pas qu’on la respecte. »
L’évocation des lois de ségrégation raciale amène une autre question, celle de l’inspiration qu’ont donnée à Stallman les leaders politiques du passé. En effet, comme le mouvement des droits civils des années 1950 et 1960, ses tentatives pour amener un changement social en appellent à des valeurs intemporelles : la liberté, la justice et le respect. Stallman partageait son attention entre mon analogie et une mèche de cheveux particulièrement emmêlée. Quand je prolongeai la figure de style en le comparant au Dr. Martin Luther King Jr., il m’interrompit, détachant une fourche qu’il mit dans sa bouche. « Je ne joue pas au même niveau, mais je joue au même jeu », dit-il en mâchouillant sa mèche.
Je suggérai Malcolm X pour un autre point de comparaison. Comme l’ancien porte-parole de Nation of Islam, Stallman avait cultivé une réputation d’amateur de controverses, s’aliénant des alliés potentiels et prônant un message donnant la priorité à l’autosuffisance plutôt qu’à l’intégration culturelle. S’attaquant à une autre mèche de cheveux, Stallman rejeta la comparaison.
« Mon message est plus proche de celui de Martin Luther King, dit-il. C’est un message universel. La condamnation ferme de certaines pratiques visant à maltraiter les gens. Ce n’est pas un message de haine envers qui que ce soit. Et ça ne vise pas un petit groupe de personnes. J’invite tout le monde à mieux apprécier la valeur de la liberté et à se battre pour l’obtenir. »
Or, nombreux sont ceux qui critiquent Stallman pour avoir rejeté des alliances politiques pourtant commodes. Certains se lancent dans des explications psychologiques en invoquant un trait de caractère. Mais concernant sa répugnance notoire à utiliser le terme « open source »21, on comprend sa réticence à participer à de récents projets de coalition. Stallman a en effet passé les dernières décennies à se battre au nom du logiciel libre, et ce terme est porteur d’une bonne part de son capital politique.
Des saillies telles que la boutade sur Han Solo au LinuxWord de 1999 n’ont fait que renforcer, pour les conformistes voyant le grégarisme comme une vertu, sa réputation de conservateur aigri résistant à toute mode politique ou économique.
« J’admire et respecte Richard pour tout le travail qu’il a accompli », confia Robert Young, président de la compagnie Red Hat, à propos de la conduite politique paradoxale de Stallman. « Ma seule critique tiendrait au fait que parfois Richard traite plus mal ses amis que ses ennemis. »
Le terme d’amis ne conviendrait qu’en partie à des gens comme Young ou à des entreprises comme Red Hat. Il serait justifié si l’on ne prenait en compte que certaines de leurs actions, comme la contribution qu’ils apportent au développement des logiciels libres, y compris de certains programmes GNU. Or, Red Hat freine par ailleurs ce mouvement, notamment en incluant des logiciels non libres dans les versions de GNU/Linux qu’ils distribuent. Et si l’on se place sur le simple plan de la communication, le fait qu’ils désignent l’ensemble du système par le seul mot « Linux » au lieu de « GNU/Linux » est tout sauf amical vis-à-vis du projet GNU ; de même, promouvoir l’open source plutôt que le logiciel libre trahit nos valeurs. Je peux travailler avec Young et Red Hat quand nous allons dans la même direction, mais cela arrive trop peu souvent pour les considérer comme des alliés.






Si Stallman n’embrasse pas d’autres causes politiques que celle du logiciel libre, ce n’est pas par manque d’intérêt. En visitant ses bureaux au MIT, vous tombez nez-à-nez avec un vaste stock d’articles de journaux de gauche, répertoriant les atteintes aux droits civils à travers le globe. Visitez son site web personnel et vous y trouverez des attaques en règle contre le Digital Millenium Copyright Act, contre la guerre aux drogues, et contre l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
« Nous devons faire attention à ne pas entraîner le mouvement pour le logiciel libre vers d’autres causes politiques auxquelles un nombre substantiel de sympathisants risque de ne pas adhérer. Ainsi, nous évitons de nous lier à des partis politiques parce que nous ne voulons pas exclure de notre cause les militants ou les représentants d’autres partis », explique Stallman.
Considérant son penchant pour l’activisme, je lui demandai pourquoi il n’avait pas recherché un écho plus large. Pourquoi n’avait-il pas tiré profit de son rayonnement chez les hackers pour se lancer dans la politique ?
Je fais de la politique dès que s’en présente une bonne occasion ; pour preuve mon site personnel http://stallman.org.
Stallman considéra la question un moment : « J’hésite à exagérer l’importance de cette modeste oasis de liberté parce que les autres domaines plus connus et conventionnels de la lutte pour la liberté et l’amélioration de la société sont d’une importance extrême. Je ne peux dire que le logiciel libre est aussi important que ces domaines mais c’est une responsabilité que j’ai assumée parce qu’elle m’est tombée dessus, et que j’ai vu que je pouvais y faire quelque chose. Cela dit, mettre fin à la brutalité des polices, à la guerre aux drogues, mettre un terme aux racismes de tout ordre qui ont encore cours, aider les gens à vivre une vie plus confortable, protéger le droit à l’avortement, nous protéger de la théocratie… ce sont autant de causes importantes qui dépassent largement ce que je fais. J’aimerais juste savoir que faire pour y remédier. »
Ma réponse ne semble pas répondre à la question de Williams telle que formulée, mais plutôt à celle-ci : « Pourquoi vous être concentré sur les logiciels libres et non sur les autres causes en lesquelles vous croyez ? »






Là encore, Stallman dose son activité politique à la mesure de son assurance. Il lui a fallu longtemps pour asseoir les fondamentaux du mouvement du logiciel libre ; il hésite à croire qu’il peut faire avancer les autres causes qu’il soutient.
« J’aurais aimé savoir comment jouer un rôle majeur dans toutes ces causes importantes, j’aurais été très fier de pouvoir le faire. Mais bien des gens probablement meilleurs que moi y ont travaillé et n’ont pu accomplir que les avancées actuelles, dit-il. D’autres se battent contre ces grandes menaces visibles ; j’en ai vu une qui restait délaissée et je suis allé me battre sur ce terrain. La cause n’est peut-être pas aussi grande, mais j’étais le seul à l’avoir identifiée. »
Mâchant une dernière mèche de cheveux, Stallman proposa de payer l’addition. Avant que le serveur ne la retirât, il sortit un billet de couleur blanche et le jeta sur la pile. De toute évidence, le billet ne provenait pas des banques américaines, et je ne pus m’empêcher de l’examiner.
Assurément, c’était un billet contrefait22. Au lieu d’arborer l’image de George Washington ou d’Abraham Lincoln, l’une des faces était celle d’un cochon de dessin animé. Au lieu de la mention « United States of America », la bannière au-dessus du cochon se lisait « Untied Status of Avarice ». Le billet était de zéro dollar, et lorsque le serveur prit l’argent, Stallman lui tira la manche : « J’ai ajouté un zéro à votre pourboire » dit-il, encore ce demi-sourire sur ses lèvres. Le serveur perplexe, ou leurré par l’allure du billet, sourit et repartit.
Stallman conclut : « Je crois que cela signifie que nous sommes libres de sortir. »


1. Voir l’article d’Andrew Leonard, The Saint of Free Software, sur Salon.com, en août 1998 : http://www.salon.com/21st/feature/1998/08/cov_31feature.html
2. Voir l’article de Leander Kahney, Linux’s Forgotten Man, dans Wired News le 5 mars 1999 : http://www.wired.com/science/discoveries/news/1999/03/18291
3. Voir l’article du London Guardian du 6 november 1999, Programmer on moral high ground; Free software is a moral issue for Richard Stallman believes in freedom and free software.
4. Voir Linus Torvalds et David Diamond, Just For Fun: The Story of an Accidental Revolutionary (HarperCollins Publishers, Inc., 2001), p. 58.
5. Larry Lessig écrit dans son livre The Future of Ideas (Random House, 2001), page 270 : « […] comme avec Moïse, c’est un autre leader nommé Linus Torvalds qui a finalement emmené [le mouvement] jusqu’à la Terre Promise, en aidant à compléter le puzzle du système d’exploitation. Comme Moïse, Stallman est à la fois respecté et rejeté par ses alliés au sein du mouvement. C’est un leader intransigeant, et donc pour certains d’autant plus convaincant, dans un domaine crucial de la culture moderne. J’ai un profond respect pour les principes et l’engagement de cet homme extraordinaire, mais j’ai le même respect pour ceux qui sont assez courageux pour remettre ses idées en question et encourir sa colère. »
6. Voir Leander Kahney, op. cit.
7. Il s’en remet de nos jours à un clavier nécessitant moins de pression qu’un clavier classique.
8. À cet instant, je croyais que Stallman s’en référait au nom scientifique de la fleur. Des mois plus tard, j’apprenais que « rhinophytophilia » est en fait une référence humoristique à l’activité de mettre son nez dans une fleur et de savourer l’instant, présentée comme une pratique sexuelle douteuse entre le nez et la plante. Le site personnel de Richard Stallman raconte une autre histoire de fleurs : http://www.stallman.org/articles/texas.html.
9. En 2002 – NdT.
10. Voir l’article de Cecily Barnes et Scott Ard, “Court Grants Stay of Napster Injunction”, News.com (28 juillet 2000): http://news.cnet.com/2100-1023-243817.html
11. Voir le communiqué de presse de la RIAA du 12 février 2001 “A Clear Victory for Recording Industry in Napster Case” : http://www.riaa.com/PR_story.cfm?id=372
12. Voir l’article de Mae Ling Mak du 17 décembre 1998, « A Mae Ling Story » : http://www.crackmonkey.org/pipermail/crackmonkey/1998q4/003006.html. Elle est la seule à avoir accepté de parler publiquement de cette pratique, même si j’ai entendu d’autres femmes en parler. En tout cas elle a surmonté son appréhension et dansé avec Stallman lors d’un show à LinuxWorld en 1999 : http://www.linux.com/interact/potd.phtml?potd_id=44.
13. Lothario, séducteur et libertin, est un personnage célèbre de la tragédie The Fair Penitent (1703), de Nicholas Rowe – NdT.
14. Voir l’article d’Annalee Newitz du 26 mai 2000 sur Salon.com : « Si le code est libre, pourquoi pas moi ? » : http://www.salon.com/tech/feature/2000/05/26/free_love/print.html
15. Voir Richard Stallman, The GNU Operating System and the Free Software Movement, coll. Open Sources, O’Reilly & Associates, Inc., 1999, p. 65.
16. Note de Richard Stallman – Sam Williams a interprété cet épisode en suggérant que j’étais un incorrigible romantique désespéré, et que mes efforts n’avaient d’autre but que d’impressionner une jeune femme, encore non identifiée. Aucun hacker du MIT ne pourrait le croire, car nous avons appris très jeunes que les femmes ne nous remarquaient pas, et pouvaient encore moins nous aimer – fût-ce pour notre art de programmer. Nous programmions parce que nous trouvions cela passionnant. Si ces événements ont été possibles, c’est parce que j’avais une petite amie clairement identifiée à l’époque. Si j’étais romantique, ce n’était ni par espoir ni par désespoir, mais plutôt parce qu’à ce moment j’avais rencontré un peu de succès ! Avec cette interprétation naïve, Sam Williams me comparait à une sorte de Don Quichotte. Pour être exact, dans la première édition, voici ce qu’il rapportait de mes propos – que je reconnais confus, d’ailleurs : « Je n’essayais pas vraiment d’être romantique. C’était plutôt une plaisanterie. Je veux dire… c’était romantique, mais c’était aussi une plaisanterie, voyez-vous ? Ça aurait été une belle surprise. »
17. Non sans gaieté, Richard Stallman donne quelques explications au lecteur francophone sur les paroles de ce filk : « Les trois premiers vers sont de vieux jeux de mots, qui existaient avant ma naissance. L’humour vient de ce qu’on réinterprète les mots woodchuck (marmotte), pollack et negro comme des mots composés, un peu comme on le ferait avec ‘tourne-vice’. Mais tout le monde sait que ce sont de faux mots composés. Dans le cas de woodchuck, wood rappelle would (car ils se prononcent de même) et would est un verbe auxiliaire parallèle à could. C’est plus tard, probablement dans les années 1970, que quelqu’un a remarqué qu’ils pouvaient être assemblés pour former une chanson. Quant à Stick it in your ear, c’est une façon un peu ancienne et un peu argotique de dire qu’on n’en a rien à faire de quelque chose. » Pour d’autres filks de Stallman, consultez son site personnel. Pour l’entendre chanter la chanson The Free Software Song, rendez-vous sur http://www.gnu.org.
18. En anglais, cornball désigne aussi un incorrigible romantique– NdT.
19. Stallman précise que l’appartenance d’une œuvre à la catégorie fonctionnelle ne signifie bien sûr pas qu’elle est dépourvue de valeur esthétique.
20. Jim Crow est un personnage de café-théatre, né en 1828 et interprété par Thomas Dartmouth « Daddy » Rice dans la chanson Jump Jim Crow, archétype de l’Afro-Américain du Deep South vu par les Blancs. Ce nom fut repris pour un ensemble de lois sur la ségrégation raciale, promulguées par différents états du sud des États-Unis après la Guerre de Sécession. Ces lois, abolies successivement dans les années 1950 et 1960, entrèrent dans le langage courant, au point que l’on utilise le nom Jim Crow pour parler de ségrégation raciale – NdT.
21. Sur l’expression « open source » et ses enjeux, voir le chapitre 8 – NdT.
22. Selon Richard Stallman, Sam Williams a qualifié à tort ce billet de « contrefait ». Il est tout à fait légal d’utiliser un billet de zéro dollar pour le paiement d’une dette. Tout bureau du gouvernement américain pourra le convertir en équivalent zéro dollar-or.



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