Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est
immatérielle
M. Levy & J.-P. Jouyet, « L’économie de l’immatériel, la croissance de demain »
(Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, 2006)
p.1Incontestablement, nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle ère, celle de l’immatériel. Principale
production (et donc principale richesse) des pays industrialisés, ceux-ci n’ont de cesse d’assurer et d’étendre l’appréhension sur ce bien abstrait par la reconnaissance d’exclusivités qui
interdisent à tous d’exploiter ces créations sans autorisation expresse des titulaires de ces droits. De tels outils leur confèrent alors un avantage concurrentiel sur des pays qui n’ont pas la
culture, les moyens ou l’envie d’une telle production.
p.2Ainsi, des objets les plus basiques (logos, vêtements, paniers à salade, fruits et légumes, etc.)
aux plus complexes (téléphones, puces RFID, etc.), la recherche d’une protection répond au dogme selon lequel « tout investissement mérite protection juridique »… Une réalité bien éloignée de la vision romantique de l’auteur isolé et solitaire pour qui avait été
créée une « propriété intellectuelle » qui devait lui permettre de défendre sa création et d’en vivre !
p.3Nécessairement opposable à tous, la construction de ce système repose sur la loi qui en fixe les limites et conditions. La complexité de l’édiction de tels monopoles est néanmoins accentuée
par le fait qu’elle contrevient directement au principe selon lequel les idées, inappropriables, sont dites « de libre parcours ». L’intérêt général est donc directement concerné, de sorte
que ces nouveaux privilèges doivent être clairement délimités (en terme de prérogatives, durée, territoire, etc.) et en nombre limité (c’est-à-dire restreint aux situations où ils apportent plus à la
société qu’ils ne lui portent préjudice). Ainsi, la collectivité bénéficie d’une diffusion universelle des connaissances et des inventions, tandis que les créateurs gagnent des droits exclusifs (la
réservation de certaines prérogatives au bénéfice d’un seul) dont ils peuvent jouir à leur guise (sauf certaines obligations d’exploitation à la charge de celui qui détient ce droit). On classe ces
différents droits au sein de deux types de propriété : la Propriété littéraire et artistique (PLA) qui concerne les auteurs face à leur public et la Propriété industrielle qui s’adresse, comme
son nom l’indique, aux industriels. Ils sont réunis au sein du Code de la propriété intellectuelle et s’ajoutent aux droits de propriété classique, ce qui nécessite de distinguer l’objet de
droit – immatériel – et son support – physique.
p.4Néanmoins des distinctions fondamentales existent entre bien matériel et bien immatériel : par
nature non rival et non exclusif, un bien immatériel échappe à « la tragédie des biens communs » du sociologue Garret Hardin, posent une nouvelle fois la question de l’appropriation des biens communs. En effet, plusieurs personnes peuvent similairement bénéficier d’un même bien immatériel sans que la jouissance par l’un ne préjudicie à la jouissance par
d’autres (à l’inverse, la jouissance du plus grand nombre est susceptible de bénéficier à tous en raison de ce qu’on appelle l’ « effet réseau »). Jefferson disait à ce sujet :
p.5Qui reçoit une idée de moi reçoit du savoir sans que mon savoir en soit diminué ; de même, qui
allume sa bougie à la mienne reçoit de la lumière sans me plonger dans l’obscurité.
p.6 Ce sont ces différences de nature qui justifient la
différence de traitement juridique : la propriété que l’on détient sur une idée n’est pas assimilable à celle qu’on aurait sur sa maison.
p.7Les diverses protections étant territoriales, les développements qui suivent se concentreront sur
notre seul droit positif (regroupant l’ensemble des règles juridiques, française ou européenne, actuellement en vigueur en France). Cela étant posé, il est nécessaire d’observer que la mondialisation
induit une harmonisation « par le haut », notamment sous la pression des mécanismes de réciprocité souvent attachés aux différents droits (un droit n’est pleinement reconnu à un étranger
que si le pays de ce dernier reconnaît autant de droits au bénéfice d’un ressortissant français). Par ailleurs, une multitude de traités internationaux ont accompagné la naissance de chaque droit afin d’harmoniser partiellement ces derniers et assurer une efficience
réciproque. La propriété intellectuelle devenant un enjeu majeur pour le libre échange et
le commerce international, on vit ensuite se succéder de nombreux textes : directives et règlements d’une part et accords commerciaux (tels les accords ADPIC conçus au sein de l’OMC, ou plus récemment, le nouvel accord ACTA) d’autre part .
p.8Malgré la confusion – parfois entretenue – qui existe entre les différents droits, chacun
d’eux dépend d’une qualification basée sur un équilibre bien précis. Ainsi, pour chacun d’eux, seront analysés leur objet, leur titulaire et les prérogatives attachées, mais aussi les mécanismes
bénéficiant à la société ou au public. On se rendra compte qu’ils sont tous par nature territoriaux, discriminants (leur accès est conditionné à un certain nombre de critères), complémentaires (ils
portent sur des objets précis) et finalisés (une raison précise justifie leurs atteintes aux autres libertés – avec comme corollaire leur épuisement une fois leur finalité atteinte).
p.9C’est avec cet esprit que nous présenterons l’équilibre inhérent aux deux branches de la propriété
intellectuelle : la propriété littéraire et artistique (chapitre 1) et la propriété industrielle (chapitre 3).
La contestation de l’appellation Propriété intellectuelle
p.10Il est intéressant de noter qu’en Europe, et plus particulièrement en France, l’expression
générique propriété intellectuelle fut très tôt utilisé pour regrouper un ensemble hétérogène de droits (voir par exemple les Conventions de Paris et de Berne)
alors que les Américains n’ont adopté cette conception globalisante que plus tard.
p.11Néanmoins, ce regroupement, artificiel, de plusieurs droits aux équilibres néanmoins bien
distincts, est violemment contesté, au moins pour deux raisons : le terme « propriété » générerait un alignement de la législation de la propriété intellectuelle sur le modèle de la
législation sur la propriété ordinaire, malgré la différence de nature entre ces deux institutions d’un point de vue économique, technique et juridique ; ce terme globalisant entraînerait des
confusions susceptibles de justifier une « harmonisation par le haut » des différents droits.
p.12Il est incontestable qu’une telle confusion préjudicie au système global de la Propriété
intellectuelle (et, ainsi, à sa légitimité), mais il faut néanmoins apporter deux précisions : il existe dans notre pays un corpus de lois qui a pour nom « Code de la Propriété
Intellectuelle » (ce qui n’est pas le cas dans beaucoup d’autres législations) et il semble nécessaire d’instruire sur la différence qui caractérise chaque droit plutôt que d’interdire l’usage
de l’expression qui les regroupe ; par ailleurs, la propriété intellectuelle a bien, au moins dans notre pays, été conçue comme une propriété particulière (intellectuelle en ce qu’elle est une production de l’esprit), c’est-à-dire une forme de propriété nécessairement différente de la propriété classique.