Option libre. Du bon usage des licences libres
II Le système construit par les licences libres, les bases d’un nouvel équilibre


Ce n’est pas un hasard si les juristes, aujourd’hui encore, peinent à appréhender les licences libres : ils sont très majoritairement étrangers à la création de ce système et celui-ci n’est pas conforme à la conception de la création et de l’innovation généralement enseignée. Ces deux facteurs, l’un historique, l’autre culturel, les pénalisent en amplifiant le « coût d’entrée », l’effort nécessaire à l’appréhension du système construit sur la base des licences libres – alors que de nombreux développeurs ont parallèlement pu assimiler les bases d’une éthique qui leur a été transmise à travers les outils qu’ils utilisent quotidiennement.
L’idée de formaliser ces pratiques par une licence libre remonte ainsi à la fin des années 1980, avec la rédaction de la première version de la GNU General Public License (GNU GPL) par Richard Stallman. Mais pendant la décennie qui suivit, que ce soit par opportunisme, pragmatisme ou dogmatisme, les licences libres se sont développées afin de traduire un contrat social entre les contributeurs d’un projet commun. Par ailleurs, l’apparition de nouvelles communautés de développeurs a engendré de nouvelles licences (telles les licences Apache ou Artistique), plus par effet de mimétisme vis-à-vis de la GNU GPL que par une nécessité ou une réflexion de fond. Les développeurs étaient alors les seuls utilisateurs de ces documents, eux-mêmes jouant un rôle de contrat social plus que de référence juridique, et s’ajoutant à un ensemble d’autres liens (principalement cette « éthique hacker », la reconnaissance par les pairs et la confiance partagée). Ce n’est qu’à la fin des années 1990, lorsque le phénomène s’étendit de manière surprenante en dehors des communautés de développeurs ou des universités, que les licences furent considérées comme des documents juridiques méritant un examen à part entière. C’est aussi l’arrivée d’Eben Moglen à la Free Software Foundation et donc la judiciarisation de l’institution1. Aujourd’hui, les licences libres sont une réalité connue tant des entreprises que des avocats et des juges…
Néanmoins, la pratique des spécialistes du droit restant encore très éloignée de cette logique de partage et de collaboration (pourtant aujourd’hui très en vogue outre-Atlantique sous l’appellation d’open innovation), les années 2000 connurent une période assez creuse durant laquelle la question du Libre était généralement envisagée sous l’angle de la critique ou du doute. Furent alors publiés en France de nombreux articles soulignant les défauts de rédaction des licences libres (et en particulier de la GNU GPL), qu’il s’agisse des clauses d’exclusion de responsabilité, de l’absence de durée ou encore de la rédaction en langue anglaise2. Toutefois, la situation évolue et les juristes comme les avocats commencent à se former sur les aspects relatifs aux licences libres. En l’absence de rentabilité suffisante pour que la démarche soit collective, cet enrichissement provient essentiellement toujours de travaux de recherche (mémoire ou doctorat) ou de démarches personnelles (ce qui explique, paradoxalement, que les grands cabinets et les grandes entreprises sont généralement peu moteurs sur le sujet).
Des raisons culturelles expliquent aussi la méconnaissance des licences libres, puisqu’il faut bien admettre qu’aujourd’hui encore la manière dont la propriété intellectuelle est pensée et enseignée reste classique et souvent éloignée des usages actuels (intégration de composants tiers et utilisation massive de logiciels libres, méthodes de développement dites « agiles », etc.) – même si une amélioration est perceptible3. C’est ici un sujet sensible puisque le jour où toutes les formations donneront une juste place à l’enseignement de ces pratiques, celles-ci connaîtront un accroissement considérable, au moins dans la pensée des ingénieurs et juristes arrivant sur le marché du travail.
Pourtant, il est relativement simple de comprendre les licences libres afin de les utiliser en connaissance de cause dès lors que, d’une part, on s’intéresse au contexte de la matérialisation du nouvel équilibre (chap. 1) sur la base des licences libres (et qu’on admet l’existence d’un paradigme différent) et, d’autre part, qu’on acquière les bons repères (chap. 2) et les réflexes (chap. 3) nécessaires pour s’orienter dans ce nouveau système.


1. Un appel au droit et à la justice pour régler les différends.
2. Voir un article ancien : Caron (Christophe), « Les licences de logiciels dits "libres" à l’épreuve du droit d’auteur français », Paris, Dalloz, 2003, p. 1556.
3. À ce sujet, il est possible de citer le master Ingénierie du logiciel libre créé en 2006 à Calais ainsi que le First level master in Open Source systems and technology for the Information Society créé à Orvieto en 2008.

LAL 1.3, GNU FDL 1.3 et CC By-SA 3.0

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